**[[hn:ch.ferdinanddreyfus|Charles Ferdinand-Dreyfus]]** ======Quelques lettres====== ---- ======PAGE EN CONSTRUCTION====== ---- CHARLES FERDINAND-DREYFUS I£ . PARIS 1950 à à O? PARIS 195° l1 U Charles Ferdinand DREYFUS 1950 3 FERDINAND-DREYFUS « Les membres de ma famille et les amis qui, toujours, ont embelli ma vie, les fils d’élection qui, depuis 1919, l’ont enrichie et soutenue par leur affection, quelque douleur profonde qu’ait pu me causer la. conduite de certains d’entre eux à mon égard — de certains auxquels je m’étais le plus ardemment sacrifié — tous ont pu rece­ voir de moi beaucoup de lettres où j’ai souvent mis beaucoup de moi- même, de mes élans, de mes joies, de mes sentiments les plus intimes. S’il plaît à quelques-uns de mes pro­ ches de rassembler des lettres, de les relire, voire d’en faire imprimer quel- que recueil, non pour la vente, mais pour l’agrément de ceux qui m’ont aimé, je n’y vois aucun inconvénient. » (Testament de 1937.)Le présent recueil a été composé en s'inspirant de la volonté qu’exprime le testament de 1937. On ne se dissimule pas que les lettres ou fragments réunis ne peuvent donner qu’une idée partielle et affaiblie de la pensée de Charles Fer­ dinand-Dreyfus. Mais les événements des récentes années ont entraîné la dispersion eu la disparition d’un grand nombre de ses amis. Parmi les sur­ vivants eux-mêmes il en est beaucoup qui n’ont pu retrouver dans lertrs foyers des lettres du disparu. =====INTRODUCTION===== * Charles Ferdinand-Dreyfus est né à Paris, le 14 janvier 1888, boulevard de Courcelles. Ses parents acquirent, peu après sa naissance, une maison sise 98, avenue de Villiers : l'ancien hôtel d’Alexandre Dumas fils. Charles (1) vivra vingt-deux années dans cette maison qu’il aime, dont le jardin (malgré son chalet norvégien, transfuge d’une exposition univer­ selle, et sa pelouse citadine) offrait, à portée de mains, quelques arpents de terre, des arbres et des fleurs. L’atmosphère familiale était ordonnée, travailleuse. Son père, avocat, homme politique, avait été député de l’arrondissement de Rambouillet. Battu aux élec­ tions de 1885, il ne cessera, écrivant, publiant et plai­ dant, de penser au Parlement, jusqu’au jour où, en 1905, il deviendra 'sénateur de Seine-et-Oise. Un pastel de Catherine Breslau présente Charles, (1) On le désignera sous son prénom comme ses familiers, comme les quelques trois cents élèves qui passèrent à l'Ecole d'apprentissage agricole de Bel Air et que, lui, nommait ses « fils ».8 INTRODUCTION vers la dixième année : beau petit garçon, brun et rose ; debout, jambes écartées, mains aiix poches des culottes cozirtes ; costume de velours bleu à collerette blanche, escarpins. Les yeux rient, mutins. Charles était soigné, avec dévouement, par une vieille fille allemande, Fràulein Mortensen, à laquelle il témoi­ gnera, jusqu en 1940, une reconnaissante affection. On pouvait voir, aux quotidiennes promenades de l'avenue du Bois, l'élève qui allongeait le pas, précédait de vingt mètres la Fràulein et manœïivrait en avant son bras droit, d'un geste de moissonneur. La vie de Charles s'écoulait entre la maison de ville et celle des champs : « Germanie de Gambais », à l’orée de la forêt de Rambouillet, atix confins de l'Yve­ line. Sur un tertre, dominant de haut un étang que partageait une chaussée, deux pavillons. Un cheval aveugle tournait, au potager, une noria qui élevait l'eau jusqu'aux chambres du châlet d’habi­ tation. Qïiatre cents hectares de forêt confondaient la propriété avec la forêt domaniale : buttes, mares secrètes, chemins traversés de lapins, clairières animées du brusque gloussement des faisans. Il y avait des bas- fonds marécageux, pleins de muguet au printemps ; des pentes parfumées de fraisiers sauvages ; de hautes futaies, du côté de V Etang neuf. Est-ce en 1902 ou en 1903 que furent reçus à la Germanie les membres de la Société archéologique de Rambouillet ? Dix landaus déversaient des personnages vêtus de noir. Après le goûter, les voitures, à la file, allaient au trot, par les chemins de l’Yveline: s’arrêtaient au château de Gambais dont le propriétaire, le marquis de Labriffe (a le duc de Brézé, de Z’Histoire contemporaine », murmurait M. Ferdinand-Dreyfus, avec un sourire), faisait les honneurs. On repartait. Charles enfourchait sa bccanc, pédalait à côté des landaus. Il rientra au lycée Carnot qu’en quatrième. Ses études classiques avaient été dirigées par un maître de ce lycée, M. Martel — qu’un autre guide avait devancé et continuait d’appuyer : sa mère. De la solide culture de cette femme remarquable, des témoignages demeurent, notamment ces Récits de la Révolution, recueil de textes publiés chez Hetzel sous un pseudonyme, à rintention de son beau-fils Jean (demi-frère deCharles) et de son aîné, Jacques. Mme Ferdinand-Dreyfus savait par cœur trois mille vers français, un millier de vers allemands. Si elle se montrait la collaboratrice assidue de son mari, elle administrait encore dix ouvroirs ; ne négligeait aucune relation familiale ou sociale ; dirigeait ses maisons ; lisait des catalogues de libraires ; augmentait l’importante bibliothèque de son mari, bibliophile; acquérait des œuvres d’art avec discernement ; veillait d'abord avec amour à l’instruction, au développement de Charles. Taquin, Charles se plaisait à « faire marcher », gentillement, les copains. De cette époque date le récit d’un dîner imaginaire, avenue de Villiers, atiquel aurait pris part, parmi d’autres personnalités euro­ péennes, le Pape, venu incognito. Tels petits vers de la dix-huitième année, invitaient un camarade à visiter |**10**| Provins et ses églises, un dimanche d'hiver Tu verras la Voulzie et le pâle Durtain, Gentil crétin. Est-ce pour avoir assisté aux dîners, trop nombreux à son gré, donnés par ses parents, que Charles aura éprouvé, très jeune, l'ennui des réunions mondaines et affiché son mépris des hommes politiques ? Pourtant, dans la salle à manger chinoise (restes de l'installation d'Alexandre Dumas et du bric-à-brac mis à la mode par les Goncourt), s'asseyaient non seulement des hommes politiques, mais ces amis de la maison : les ambassadeurs Barrère et René Millet, (i) le Président Ribot, les frères Reinach. Et Mme Ferdinand-Dreyfus n’avait pas d'amie plus intime que la veuve de Jules Ferry (2). Pendant les années de son adolescence, Charles voyageait avec ses parents, en France, à l’étranger (Italie, Allemagne). Il aimait les belles églises ; appre­ nait à les connaître, particulièrement les romanes. Ses lectures s'étendaient: Platon, Montaigne, Renan, France (que fréquentaient ses parents), Gœthe... sur lesquels il s'appuiera toujours. Mais, déjà, son goût le plus marqué se précisait : pour la musique. Ses lettres font allusion à Bach, Weber, Gluck, Shumann, Dukas et aux musiciens contemporains. Sur le piano de sa chambre, il se délassait, en déchiffrant avec brio (1) Cf. Ferdinand- Dreyfus : Discours et rapports, avec une introduc­ tion par René Millet, Paris, Plon, 1919. (2) Après la mort de Mme Ferdinand-Dreyfus, Mme Jules Ferry fit, de mémoire, un portrait au crayon de son amie qu'elle donna à Charles. Ce portrait, il l'avait, dans son bureau, toujours sous les yeux.INTRODUCTION les opérettes d'Offenbach : La Grande Duchesse, les finales de La Belle Hélène, D’Orphée, de La Vie Parisienne. La Germanie avait été villégiature et résidence élec­ torale. En 1904, le propriétaire n'en ayant pas renou­ velé le bail, les Ferdinand-Dreyfus se rendaient acqué­ reurs, dans le même arrondissement de Rambouillet, de Soucy, en Hurepoix, entre Arpajon et Dourdan. Il y eut, chez Charles, quelque mélancolie à s'éloigner de sa forêt. Soucy semblait un peu mièvre, à la compa­ raison. Le château (l'original ayant été brûlé pendant la Révolution), construit sous Louis-Philippe pour le dessinateur Henri Pille, est une grande, haute bâtisse, d'aspect conventuel. Ses toits s'adornaient encore, il y a quarante ans, de ces créneaux néo-gothiques que le romantisme avait remis à l'honneur. Charles en recommanda la suppression. Mais les harmonieux pavillons d'entrée, en briques et pierres, aux toits infléchis; mais la grille de fer forgé, fleuri ; mais le parc à l'anglaise attestaient le xvme siècle; perspec­ tives ingénieuses, cèdre immense au haut d'une émi­ nence, étang, ombrages, fontaine que les plans anciens désignaient, pour le plaisir de Charles : Rocher de Pissencoin. A Soucy, amis, camarades étaient reçus par ses parents qui offraient mieux qu'une hospitalité fas­ tueuse : les grâces de leur accueil. Après de nombreux succès scolaires et au concours général, Charles quittait Carnot, entrait à Condorcet où il voulait recevoir l'enseignement du philosophe12 Chartier qui deviendra célèbre sous le nom d’Alain. Malgré une très bonne philosophie, Charles ratait sa dissertation à l’écrit dti bachot. Il réparait son échec, à Vautomne — mésaventure qu’il évoquera, trente ans plïis tard, gouailleur et ajfectueux, pour la consolation des fils « recalés » de ses amis. Ses blagues, son ironie ? Une pudeur. A la vérité, il était sérieux, intérieur, exceptionnellement sensible, tendre comme une mère. Quelques embarras de santé l’avaient contraint à prendre un repos prolongé dans le Midi, à Antibes, au Cap Martin. L’immobilité, le public des hôtels l’agaçaient. Il pensait à la licence ès lettres, au doctorat de droit. Une lettre laissait percer ses préoccupations: « être bon à quelque chose un four dans ma vie ». * ** Dix-neuvième année. La loi militaire accordait une dernière fois aux étudiants la possibilité de faire dix mois de service, et non trois ans. Ces dix '.mois, Charles les passera à Gaillon. De la vie de caserne date son amitié pour le musicographe Henry Prumières. Aux permissions, Charles organisait, dans sa chambre de musique parisienne, des récitals. Ses amis de ces temps anciens se rappellent l’audition de la sonate de Lekeu : groupés autour du grand Erard noir, assis sur les bras des fauteuils ou dans le canapé vert, sous les regards obsédants de dix portraits de Carrière — le Puvis, le Zola, l’Edmond de Goncourt, la Petite Fille anonyme.INTRODUCTION 13 Depuis 1905, Charles s'établissait, au potager de Soucy, loin des allées et venues de la maison, dans un atelier de gravure abandonné: pièce rectangulaire, éclairée de larges verrières. Il y installait l'Erard, une table paysanne, un divan; couvrait les murs d’affiches de Lautrec et Steinlen : « La Goulue », le « Divan japonais », le « Bruand », « L'échafaud », « Gorki », « Suzanne Desprès ». Au manteau de la cheminée à hotte de grès, des cuivres, fleuris, selon les saisons, de pois de senteur, de coréopsys, de cosmos, de delphi- niums, de gaillardes. Fleurs vivaces surtout. Jamais de dahlias. A travers les années, Charles gardera son amour des fleurs, à propos duquel sa mère disait : « Je ne commande pas de corbeilles, Charles me fait mes tables. » Quand les difficultés l'assailliront, quand sa présence sera toujours requise à Bel-Air (la ferme de Soucy), auprès de trente apprentis, ses « fils » ; on, à Paris, auprès de malades, de malheureux, il continuera d'embellir son bureau — ce sera son seul luxe — de fleurs ; de feuillages multicolores, de branches de pins. Il distinguait les fleurs, une à une ; choisissait quinze vases appropriés où les disposer en bouquets. L'atelier de Soucy sucré, parfumé, bourdonnant, strident: Charles allant du piano à sa table, de ses traités d’harmonie à ses transcriptions. Ainsi coulaient des journées studieuses. Il n'interrompait son travail que pour promener un ami en carriole, lui montrer l'arche romaine de Saint-Yon, l'église de Saint-Sulpice-de-Favières, petite14 Sainte-Chapelle dans le creux d'un vallon. Le cocher Jules dont la nonchalance agaçait Charles (qui s en séparera, un jour, comme du vieux jardinier Minos, malgré leurs longs états de service, parce qu'il n'ad­ mettait pas chez lui les paresseux), tapait sur « Coco ». Les buttes de Bâville, le Val Saint-Germain, le miroir d'eau du Marais, les douves comblées de Vaugri- gneuse — que ne chantait la terre du Hurepoix à une âme musicienne P Il n'y avait chez Charles nulle littérature, nul esthé­ tisme. Une lecture, pourtant, paraît avoir marqué son style, dès sa jeunesse : celle de la correspondance de Flaubert. Il y goûtait les souvenirs du voyage en Egypte, la remontée du Nil, des enthousiasmes déme­ surés, des invectives, des jurons, une truculence en harmonie avec sa propre nature. Il avait atteint sa vingt-troisième année sans crise sentimentale ; du moins, sans avoir fait part d'aucune à ses amis. Au centre de sa vie était la musique. Les études, le droit (i) venaient à la suite, par discipline. A la Noël 1910, il rencontrait, dans un hôtel du Jtira, une jeune fille qui, sur le piano dît salon, s'exerçait à des musiques classiques. Rentré à Paris. Charles demandait sa main. Trois mois plus tard, il l'avait épousée. Les désillusions — il y en eut, qu'il mentionne à peine — sont « d'ordre intellectuel ». Simple indication. On doit ajouter, qu'à peine mariée, sa compagne abandonnait toutes études de musique (i) Cf. sa thèse de doctorat. ; Les accidents de travail dans les établisse, ntenis pénitentiaires. Paris, Arthur Rousseau, 1912. classique qui, peut-être, jusqu alors, lui avaient été imposées. De la vingt-deuxième année à la vingt-sixième année, les journées de Charles restaient consacrées à rharmonie et à la composition. Mais le doute ne com­ mençait-il pas de le poindre P II notait (y octobre 1913) .* « J’écris avec enthousiasme et non sans abondance ... peut-être ce que j’écris en ce moment ne me dégoûtera pas tout à fait quand ce sera devenu un vaste morceau de symphonie — tr*ès héroïque. » Au printemps de 1914, un élan d’espérance, de bonheur le soulevait : il annonçait à ses proches qu’un enfant, espéré depuis quatre années, allait bientôt naître. La politique européenne, les bruits de guerre rete­ naient son attention depuis 1911. Il écrivait, le 18 juil­ let 1913« J’en aurais potir deux heures à te dire ce que je pense de l’Europe, de plus en plus bernée par ceux que Tartarin appelait les Teurs, ces cochons de Bulgares (je crois, d’ailleurs, que Grecs et Serbes ne valent pas mieux) qui me feraient certainement m’en­ gager dans une Croix-Rouge et filer là-bas, si j’étais célibataire en vacances. » De la crise de 1911 à celle de 1914, tous les Français, certes, avaient ressenti les menaces grandissantes. Mais, à Soucy, l’on taisait l’inquiétude sous la grâce des propos. Inoubliables soirées sur la terrasse, dans le parfum du chèvrefeuille. Le « petit père » (ainsi les familiers désignaient le cher M. Ferdinand- Dreyfus) glissait aux délices de la conversation.INTRODUCTION Juillet 1914. L'éclatant été. L’auto dépose au bas du perron de Soucy M. et Mme Ferdinand-Dreyfus qui rentrent d'un court voyage en Picardie. Le sénateur descend un peu courbé; et, pour couvrir l'anxiété, il dit vite : « Ces Serbes nous rasent ! » Quinze jours plus tard, c'était l'assassinat de Jaurès, la mobilisation générale, le départ des trois fils (1). (1) La correspondance qu'on va lire a été classée en cinq parties, sans tenir compte rigoureusement de la chronologie. Il a paru préférable, en dépit de quelques chevauchements, de grouper les lettres selon leurs destina­ taires qui en commandent le ton. =====I. JEUNESSE===== =====Lettre à un ami d'enfance (1er août 1904- 5 août 1929)(())===== ====Lectures==== * //Saint-Cloud (i), 5 août 1904// * Je lis, je pianote, je suis mou et un peu fatigué, j’ai besoin de me secouer le plus tôt possible à l’air, loin de la poussière lourde qui monte de Paris et de l’odorant bois de Boulogne à Saint-Cloud, où il y a de l’air, mais pas de l’air campagnard, de l’air de banlieue que je hais... J’ai lu Le Lys Rouge, d’Anatole France, livre splendide par sa profondeur, la pureté de ses lignes et de son dessin, et l’harmonie... J’ai relu du Meilhac et Halévy, opéra-bouffes splen­ dides par leur profondeur et leur vérité. J’ai lu les «Opinions de Jérôme Coignard», d’Anatole France, livre très bon pour les idées qui y sont nombreuses, souvent étonnantes, et toujours, naturellement, déli­ cieusement exprimées. J’ai lu Le Tombeau des Huns, poème dramatique en i acte d’Ibsen, probablement (1) C.F.-D. habitait à Saint-Cloud chez ses grands-parents maternels (Porgès), dont la maison dominait la vallée de la Seine et le bois de Boulogne.20 un peu du Bach, du œuvre de jeunesse, banal, d’ailleurs joli, du Schumann... ====Vacances==== * //12 août 1904// mélo, quoique mythologique, sans profondeur. J’ai lu, pour la première fois de ma vie, Candide, de Voltaire, amusant, joliment écrit, sûrement profond, très inférieur à la Dame de Montsoreau, de Dumas père, livre qui est aussi bien écrit, sinon mieux, bien plus vivant, et qui contient bien plus d’idées, et que j’ai lu, ici, également Weber, du Glück, ... Ajoutez-y Du Pont, vallée de Joux, canton de Vaud. ... Paysage semblant en carton. Petit village suisse avec petite église, tilleul, fontaines. Lac bleu. Pâturages vert tendres, et grandes et superbes forêts de sapins verts foncés avec rochers paraissant en stuc, mais mousse analogue à chevelure de Naïades, et fraises minuscules et fort plaisantes. ====Convalescence==== * //Saint-Raphaël (1), 2 février 1905// * « J’espère que tu t’associes aux manifestations philorusses ou plutôt russophiles et antitsaristes. Moi, je m’y associe... de loin ; d’autant plus quon (1) C. F.-D., fatigué par des migraines, sc repose à Saint-Raphad.n’y fait rien. Mais, s’il y a des gens qui croient que des discours sonores et vides peuvent aider le prolé­ tariat russe à fiche par terre le tsar et les grands-ducs, il faut leur laisser leurs illusions. En tous cas, je trouve l’attitude de la Sorbonne très convenable en cette circonstance. C’est la première fois de ma vie que je trouve la Sorbonne convenable, mais toutes ces collectes faites parmi maîtres et étudiants, on ne peut guère faire plus qu’au Quartier latin. D’ailleurs, dans £’Humanité, j’ai vu que le premier qui a donné quelque chose au comité universitaire pour les victimes de la bureaucratie russe est Andler, ce qui ne m’étonne pas de sa part, et je n’ai pas vu le nom de Lange, ce qui ne m’étonne pas de sa part, ni le nom de Malapert, ni celui d’Espinard, pardon, d’Espinas, ce qui ne m’étonne pas de leur part. J’ai vu mon nom dans L’Humanité, étant donné que je souscrivis, faisant par là une exception à mes principes ; d’ailleurs, les principes servant uni­ quement à cela, qu’on fait sans cesse des exceptions. Mais, je considère comme le plus grand honneur qui puisse échoir à un individu, le fait d’avoir son nom imprimé dans UHumanité... » ====Projets d'installation à Soucy==== * //Antibes, 21 mars 1905// * Je suivrai, pendant une dizaine de jours, un traite­ ment de piqûres de caccodylate de soude ; si ces22 piqûres ne font pas définitivement disparaître mes maux de tête, je jette mon bonnet par-dessus les moulins, autrement dit je renonce pour cette année à licence d’allemand et à examen de droit, et je vais m’installer à Soucy. En même temps j’aiderai à installer Soucy, ce qui m’amusera, et, dans la nou­ velle propriété de mes parents, je recevrai mes amis tant qu’ils voudront y venir, et je ne travaillerai pas, sauf à la musique, si cela ne me fatigue pas : ou bien je passerai des journées à me promener et à m’asseoir dans le parc, sous le cèdre séculaire ou dans un taillis à petits hêtres ou chênes, et je ne ficherai rien d’autre que de caresser ma chienne, d’arroser les salades, de manger des fruits, de regarder des fleurs, et de devenir de plus en plus sentimental et poétique. Et, s’il le faut, je mènerai cette vie de lézard, d’oisif, d’inutile, de flâneur, tout le printemps et tout l’été, et en octobre j’aurai recouvré les forces qui me permettront de fourrer pendant de longues années mon nez dans de gros traités de droit, dans des manuels de littérature allemande, et enfin peut- être dans des traités d’harmonie qui me p' ermettront d'être bon à quelque chose un jour dans ma vie. Je remarque que, depuis plus de trois pages, je parle de moi et je ne me fiche plus de toi. Il ne faut pas perdre la bonne habitude qui consiste à faire un peu monter à l’arbre ses plus chers amis.o -î ====Fraulein Mortensen==== * //18 Septembre 1905// * J’ai à demeure depuis dix-sept jours mon ancienne institutrice, toujours aussi sympathique, brave et intelligente fille, bonne. ====Invitation à un voyage à Provins==== * //26 janvier 1906// * Même s’il fait mauvais, si l’eau pleut en bouillons, Sois dimanche matin à la gare de Lyon Sur le quai de départ pour Provins, à 9 heures, Mon joli cœur. Prends un aller et retour de seconde classe, Prépare-toi à admirer Saint-Ouiriace, Sainte-Croix, les remparts, le Donjon, Saint-Ajoule, Ma belle poule. Le train part à neuf heures neuf, et il arrive A dix heures cinquante-six près de la rive De la verte Voulzie et du pâle Durtaint, Mon cher crétin. Nous repartirons vers quatre heures et demie, Tu pourras donc dîner avec ta douce amie. Mais ne te gêne pas si tu veux l’emmener Blond au grand nez.» .» ... Hier j’ai visité Pompéi. C’est Jean Martel nous accompagne. A après-demain Matin donc, au train de neuf heures pour Provins ; Emporte un parapluie ; moi j’aurai le Joanne, O Simiane... (1). ====Italie==== //Sorrente, 21 mars 1906// * amusant. Je n’en ai, puisque j’y suis resté deux heures, qu’une idée très superficielle, comme de tout ce que j’ai vu dans ce beau voyage, mais je m’y suis bien amusé. Ce n’est pas une belle chose, émou­ vante comme le Forum romain, le Colisée ou la Voie appienne, mais c’est placé dans un beau décor. Hier matin le ciel était d’une pureté plus qu’évan­ gélique ou simianesque... Il y a seulement trop d’étrangers qui s’y promènent et on y entend trop de « kolossal ». Les peintures de Pompéi, celles qui sont au musée de Naples, comme celles qui sont restées à leur place à Pompéi, ne sont pas elles- mêmes de belles œuvres d’art, mais elles sont vrai­ ment très décoratives et très variées : les célèbres Amours de la Maison des Vitti sont très légers et gracieux, les compositions importantes sont en général très raides — d’ailleurs correctement dessi­ nées — mais froides et souvent ennuyeuses. (1) Pseudonyme littéraire du destinataire. extrêmement ====Projets musicaux==== * //Soucy, y octobre 1913// * ... J’écris avec enthousiasme et non sans abon­ dance. Je commence à trouver moins lointain le temps où je pourrai peut-être livrer quelque chose de moi à beaucoup d’amis et même je ne sais si d’ici un an je ne serais pas en rapport avec quelque éditeur (prière de n’en point parler). Gedalge vint ce matin me parler de mes élucubrations estivales et fut très encourageant ! mais je crains que son sens critique ne soit encore émoussé par de longs mois de grave maladie. Pourtant, je dois avouer que peut-être ce que j’écris en ce moment ne me dégoûtera — pas tout à fait quand ce sera devenu un vaste morceau de symphonie — très héroïque. Tu penses combien peu j’ai hâte de rentrer à Paris en ces conditions. Car les grandes promenades dans les champs sous le lourd ciel d’automne voient chaque jour éclore un nouveau thème ou une idée nouvelle. «4 ====Cure forcée==== * //Luxeuil, 21 juin 1913// * ... Le pays est vraiment moche. Ce n’est pas très laid, mais c’est formidablement emmerdant. Les promenades à pied aux alentours me pesaient tant que j’ai loué une vieille bécane ignoble et que j’aiOUELOUES LETTRES fait là-dessus 25 kilomètres ce matin — pendant lesquelles la chaîne sauta quatre fois, le pare-boue avant se défit et moult autres péripéties que je t’épargne, bien qu’elles te passionnent sûrement. Mais j’ai eu, dans une futaie, à un quart d’heure, patulae recubans sub tegmine fagi (Oh ! ! !) de bons matins de travail, où les oiseaux énamourés m’accueillaient vers 7 heures par des chants volup­ tueux, et où je n’étais absolument pas dérangé jusqu’à midi moins le quart. Et puis j’ai déjà lu en une semaine plus de deux cents pages de Lasteyrie (1), sur les origines de l’art roman (art byzantin, archi­ tecture carolingienne, etc.), précises, peu vivantes, mais très intéressantes pour qui aime les vieilles pierres. ... Sois spirituel et littéraire: je t’ai donné l’exemple. ====L'art roman==== * //Étretat, 18 juillet 1913// * ... J’ai fini hier le gros et beau livre de Lasteyrie sur l’art roman — lu exactement en un mois, selon mes prévisions. Je t’en prêterai, si tu n’as pas le temps de le lire, le magistral résumé que j’en fis en vingt pages très compactes. L’ouvrage est sec et (1) On a conservé le résumé manuscrit, daté d’Étretat, 17 juillet 1913. Il porte la suscription : R. de Lasteyrie : L'Architecture en France à l'époque romane. serré, mais si clair, si dépourvu de choses inutiles — et le sujet si beau — que ce fut une grande joie. De plus en plus, je me passionne pour le moyen âge — au détriment des siècles qui suivent le xvie — et quand tu viendras me voir ici, tu verras sur ma table exclusivement des photographies de Solesmes, de Strasbourg, et un beau primitif d’Épinal, avec les ballades de Villon. ... Je crois t’avoir envoyé de Belfort une carte remarquable (i). Ceci m’amènerait à te parler de politique, mais je ne veux — j’en aurais pour deux heures à te dire ce que je pense du Temps, de la Chambre, de Boulang — pardon, de Poincaré, de l’Europe, de plus en plus bernée par ceux que Tartarin appelait les Teurs, ces cochons de Bulgares (je crois d’ailleurs que Grecs et Serbes ne valent pas mieux) qui me feraient certainement m’engager dans une Croix-Rouge et filer là-bas si j’étais célibataire en vacances... ====Rentrée==== * //Étretat, 3 septembre 1913// * Je serai samedi soir en mon domaine du Hurepoix et dimanche Suzanne Desprès reprendra sa place (1) Caricature du lion de Belfort accompagnée des petits vers : « Terrible, se dressant du côté de l’Alsace, « L’entendez-vous rugir, notre Lion de Belfort ? « Sa patience est à bout et le Prussien l’agace ; « Certes ! il s’en fiche un peu du traité de Francfort centrale devant mes yeux. A partir de lundi je pense noircir force papier à musique en laissant mon regard errer de Gorki à la Goulue. ... Pierre et Julien doivent être en ce moment à quelques kilomètres d’Olympie ! Ah les cochons ! ====Mobolisation==== * //Évreux, 9 août 1914// * 103e division de réserve. 206e brigade. 228e d’infanterie, 21e Compagnie par Évreux. Voici mon adresse pour toute la durée de la guerre — vieux — écris-moi, comme tu l’as fait. Merci. Ta lettre m’a fait plaisir. Je pars cette nuit pour le Nord-Est. Je viens de verser mes premières larmes depuis que j’ai quitté Soucy, et je pleure, en t’écrivant, des larmes de joie, car on vient de tambou­riner ici la reprise de Mulhouse. Pourvu que je n’aille pas vers la Belgique, mais vers l’Alsace, et puissè-je entrer victorieux dans la vieille synagogue à Soulz-sous-Forêt (1). Je suis plein de joie, d’ardeur, de santé et de confiance. La mobilisation se passe admirablement : chemin de fer et postes fonc- (r) Village de son grand-père paternel.a souhait. L'enthousiasme est superbe même chez les plus calmes Normands. Dis-moi tout ce que tu sais des amis. Écris-leur que je vais bien et que je pense à eux en bloc et en détail. Et sois actif et joyeux. Je t’embrasse. ====Début de campagne==== * //20 août 1914// * (Carte postale illustrée d’Autreppes : Pont-de-l’Oise) Tout va bien : toujours dans l’expectative. Vie calme et confortable. Bains de rivière voluptueux. tionnent Calme et bonne humeur Mon pauvre vieux frère, combien de fois encore nos larmes devront-elles se mêler ? Je sais ce que nous perdons en perdant Jacques (i), comme toi, tu as senti, et su exprimer, dans une lettre déjà ancienne qui me fit tant de bien, ce que nous tous, (1) Jacques Daniel Mayer, tombé dans l’Aisne, le 25 septembre 1915. reçu une lettre depuis onze jours ! ====En captivité==== * //Alten-Grabow, 16 octobre 1915// * indécrottables. Mais pas30 mes amis qui me restez, vous avez perdu avec mon père. La quasi-certitude de vous revoir toi, Prunières, Bellet, me soutient. Nous n’aurons comme but de vie que d’être dignes d’avoir été épargnés. ===="Le système nerveux fayigué"==== * //Alten-Grabow, 15 juin 1917// * Mon bon petit vieux, avant de prendre la plume pour t’écrire, ce que je ne fis pas depuis six mois, j’ai relu tes lettres de mars, avril, mai, dont Georges et Jacques t’ont sans doute accusé réception au fur et à mesure de leur arrivée. Chaque fois ta prose m’est douce et nous distrait : je dis « nous » car Étard et d’autres amis profitent de tes chroniques littéraires et artistiques : Julien qui m’écrit tr« op rarement, et toi, vous êtes les seuls à essayer de me donner une idée de ce qu’est la vie, pendant la guerre, de ceux qui, n’étant pas au front, et conti­nuant à mener à Paris une vie aussi proche que possible de la vie de temps de paix, essaient de suivre tout, de comprendre, d’analyser ; aussi tes lettres sont parmi les très rares, que je reçois, qui me font sentir que je ne suis pas "intellectuellement" aban­donné par ceux qui m’aiment, malgré mon gâtisme (ce mot n’est pas une vaine formule, mais correspond à une réalité indéniable). Et puis, j’ai l’impression que tu n’as guère changé : et cela me fait beaucoup de plaisir. Tu continues à t’intéresser à une foule de choses de peu d’importance; sans cesser d’être sympathique — et sensible à la douleur universelle : tu n’es pas des gens, qui doivent être nombreux dans tous les pays, qui disent: "C’est triste la guerre... il ne faut pas s’en faire... Allons au cinéma"; ceux-là, je suis certain qu’il y en a beaucoup, principalement parmi les jeunes filles et jeunes femmes de notre monde. Je me sens séparé d’eux par un gouffre qui ne disparaîtra jamais. Oui, mon vieux, je sais que ma lettre ne t’égaiera pas : je suis cafardeux, de plus en plus désabusé ; je ne trouve de véritable soutien que dans les lettres de ceux qui ont sincère­ ment aimé mes parents et qui ont « compris ». Dix lignes de René Millet me font plus de bien que dix pages de ma belle-mère, si bien intentionnée et si affectueuse qu elle soit. Quand, par vice, je cherche à réaliser l’avenir, je deviens presque fou, je ne suis plus maître de mes nerfs. Physiquement, je mange et je dors très bien, mais j’ai le système nerveux fatigué, comme le prouvent de petits malaises sans gravité aucune. Une lettre précise de Jacques (qui est pour moi, chaque semaine par sa lettre, chaque instant par ma pensée, un soutien admirable, essentiel, je peux dire presque mon salut) me donne l’espoir d’un échange large avant la fin, à nouveau lointaine, de la guerre. Je lutte pour ne pas me faire d’illusion, pour n’être pas déçu une fois de plus — je refuse d’y croire — alors que pour tant de camarades c’est presque une certitude : néanmoins, par moments, j’en envisage la réalisation possible.32 Ma vie extérieure est la même ; en somme peu d’heures, par jour, prises par la besogne ; rapide lecture du journal, mais lecture toujours conscien­cieuse et cherchant à comprendre les problèmes de tout ordre ; lecture, distraite, de quelque classique ou de quelque poète, pendant une demi-heure par jour : longs moments d’abrutissement, de cafard, de digestion pénible de mes douleurs et de mes inquiétudes. Nous avons tous l’impression que notre caractère s’aigrit, en même temps que notre cerveau s’obscurcit : heureusement, parmi mes compagnons, quelques amis vrais et compréhensibles donnent une certaine douceur à notre vie commune : et les amitiés d’Etard, de Gustave Moynard (ébé niste), de Petrus Falconnet (fonctionnaire des contributions, musicien, délicat) sont installés dans ma vie solidement. Mon petit R..., pardon si je t’attriste, je t’aime trop pour me déguiser devant toi, et je t’embrasse de toutes ma vieille affection et de celle de mes parents. ====Vie à Alten-Grabow==== * //Alten-Grabow, le 25 janvier 19* 18// * Mon bon vieux R..., d’abord, je 11e veux pas m’excuser d'être resté presque une année sans t'écrire ; je sais que je n’ai pas besoin d’excuse à tes yeux. Plus tard, un jour, tu sauras qu’un motif précis et sérieux est la cause de ce long silence...JEUNESSE Tes lettres à toi, mon vieux, viennent ponctuellement, chaque mois, m’apporter de la distraction. Ta chronique artistique et littéraire est de suite communiquée à Étard, de même qu’à ceux qu’elle peut intéresser : et j’espère recevoir la pièce de Porto- Riche dès qu’elle aura paru en librairie. Je n’ai encore reçu ni le livre de Chartier, ni celui de Loisy : mais il n’y a rien de perdu, car il y a eu beaucoup d’engorgement dans tous les colis et il en arrive actuellement de toutes dates. Je rejoue, sans régularité, mais parfois avec chaleur, un peu de piano. Je vais relire, avec plaisir, l’Étui de Nacre : je ne supporte comme lecture que ce qui est écrit propre­ ment ; je suis plus sensible que jamais à la pureté et à la plastique de la langue, c’est pourquoi je n’ai jamais pu combler ici les lacunes considérables que j’ai dans la connaissance des « grands » roman ciers : Balzac, Zola, etc. Alors que je n’ai que l’em­barras du choix. J’ai lu avant-hier avec beaucoup de plaisir un volume des frères Tharaud sur les mœurs d’une communauté juive de Galicie ; le début me plaît beaucoup : certaine description de festin est d’un tout à fait bon disciple de Flaubert qui connaît aussi Barrés. Ensuite, l’essai d’analyse psychologique d’une âme d’enfant mystique qui doit se développer au XXe siècle dans un milieu du moyen âge me plaît moins : c’était d’ailleurs très difficile. Mais, dans l’ensemble, je trouve, une fois de plus, que ces frères ont le mérite, rare à notre époque, d’avoir travaillé leur sujet, de s’être informés, O23 juin 1918, Saint-Nicolas-Valais 911 Ouf ! mon vieux, que de larmes versées depuis trois jours en arrivant en Suisse ; en revoyant le lac de Thoune où j’étais allé avec mes parents ; en allant 34 d’avoir tâché de comprendre quelque chose qui est loin d’eux et plein d’intérêt, et d’employer une langue pure, juste, parfois en outre brillante... Tu vois que je vais mieux, quoique continuellement et continûment angoissé — comme jamais je ne le fus depuis trois ans et demi — craignant, plus que jamais, le lendemain — je veux réagir un peu, et tâcher, par moments, d’alimenter ma pensée d’autre chose que de souvenirs et d’angoisses : j’ai huit cents photos de primitifs allemands, néerlandais et flo rentins, et de Rubens, Van Dyck et leurs écoles, que je me plais souvent à regarder ; je relis souvent les Fleurs du Mal ou Les Médailles d’Argile ; et j’ai envie d’aliments nouveaux, et je redeviens sensible à la surprise de « découvrir » un bouquin dont j’ignore tout, comme ce fut le cas pour l’étude des Tharaud. Il fait un temps de printemps, aujourd’hui un soleil d’avril : mais ces prémices du prin­temps ne sont plus chargés d’espoir et de joie. Néanmoins, mon vieux, si un jour je suis physique­ ment rétabli et capable de travail, la vie aura peut- être encore du bon. Je t’embrasse. ====En Suisse==== * cueillir des lys et des iris sauvages dans les prés ; en entendant au téléphone la voix de M... et G..., qui viennent me voir après-demain et me rendent une foule de petits services précieux. Installé dans l’asile rêvé pour reprendre goût à la vie quand ma petite sera là. Village reculé dans la magnifique vallée de Zermatt. Peu d’internés. Paysage vert et rocheux à la fois : bien moins d’étouffement qu’à Chamonix. Quelques-uns des meilleurs amis de captivité, sauf Étard, interné dans une autre région. Déjà des journaux, des revues, des livres... Tu me transmettras copie exacte de ce que tu recevras de mon ancienne résidence (Alten-Grabow) adressé selon la première ligne de cette carte : impossible à moi sans ce stratagème de recevoir nouvelles de copains ou touchant le camp qui m’intéressent. A bientôt longuement, quand je serai plus calme. T’embrasse de toutes les forces de ma vieille amitié, avec beau­ coup d’émotion. Écris-moi beaucoup. Saint-Nicolas, 19 juillet 1918 Mon petit, merci de ta lettre du 29 juin, je continue à être bien portant et triste et à lire beaucoup. Envoie-moi ce livre de Rabindranath Tagore dont je ne connais que des vers, envoie-moi donc aussi le Loisy que je ne reçus jamais (Guerre et Religion, je crois) et Et Cie, de J.-R. Bloch. ... L’échange est commencé, je suis plein d’espoir pour fin août...9 ====Cafard==== * //Martigues, 8 mai 1919// * Dix ans depuis ma première visite ! Alors je partais joyeusement pour la Corse. Aujourd’hui, j’ai lu le traité de paix en mangeant une bouillabaisse. Et puis un grand viaduc en fer domine le fond du paysage. Cela me fout le cafard. ====Bibliothèque==== * //Soucy, 5 juillet 1919// * Mon petit, Tu m’as si gentiment aidé à ranger ma biblio­ thèque que tu voudras bien me la compléter en commandant chez ton bonhomme, pour qu’il les envoie à mon nom en gare de Breuillet, contre remboursement, les bouquins suivants, sous réserve qu’aucun d’eux ne soit de cent pour cent plus cher qu’il n’aurait été il y a huit jours. Jules Romains. Du Bellay. et, de chez Maurras : VEtang de Berre. Albanis : VAbbaye de Silvacane. Bédier : Les Légendes épiques (4 volumes). Branchet et Plantadin : Chansons populaires du Limousin (musique notée). Champion 37 Bréjeaud : Chants et Chansons populaires des provinces de l'Ouest (2 vol. grand in-8, musique notée). Ed. Champion : De l'irritation des femmes, par Choderlos de Laclos. Pierre Champion : La Vie de Charles d'Orléans. Chénier : Œuvres inédites, publiées par Lefranc. Dante : Vita nova. Introduction et notes de Henri Cochin (1914). Darmesteter : Hamvatât et Amerétat. Gwerzion da Simon. Breiz Ezel (musique bretonne, 1918). Les Quinze modes de la musique bretonne (1911). Mazon : Ivan Gontcharov (1914). ====Conseils de voyage en France==== * //9 septembre 1919// * ... Plutôt que de me consulter sur le Rhône, achète le journal bleu du Dauphiné. Passe au moins quatre heures à Vienne. Fais toutes les églises signalées par le guide et le somptueux musée lapi­ daire. Et si tu descends un peu, va te... quelques quarts d’heure devant les Hubert Robert du musée de Valence, et flâne une journée sur la terrasse et dans les ruelles de Viviers-sur-Rhône d’où l’on devine la Provence. Use du guide des Cévennes, à l’occasion, pour voir un tas de choses qui me tentent 38 dans l'Ardèche dont je ne connais que peu de coins. Songe que je travaille comme une brute, que la vieille chapelle abrite une vache prête à vêler et deux chevaux, que la canadienne fonctionne derrière Bel-Air et que mon fermier part cette semaine. J’ai, depuis dix jours, une auto avec laquelle je ne cesse de parcourir le Hurepoix et la Beauce à la recherche de bêtes, de betteraves et d'instruments aratoires. ... Et les fleurs se fanent de tristesse de ta longue absence, cependant que les arbres commencent à avoir des crises de foie. ====Vieux papiers==== * //6 juin 1920// * Voici ce que j’ai trouvé tout à l’heure en remuant un tas de vieilles brochures de mon grand-père. Je vois par là que tu perpétues de nobles tradi­tions de famille comme Pierre C..., celles de la famille Taine. Très respectueusement à toi. P. S. — Je dois avoir une cuisinière samedi prochain. Soucy rouvre ses portes. Les roses et les foins embaument. Ouel malheur de recevoir du monde de nouveau ! Quand viens-tu ? Je compte préparer un dimanche agronomique4 (Queuille, Brancher, etc.), un dimanche capitaliste (Watel-Dehaymin, Michelin, etc.), des dimanchees judaïsants (G..., A... et tutti-quanti). Choisis. ====Naissance d'un fils d'ami==== * //7 mai 1923// * Gloire à toi, fils de R..., petit-neveu de Raphaël ====Cultivez votre jardin==== * //Bel-Air, 21 juillet 1926// * ...J’ai beaucoup de génisses, de porcelets, de belles betteraves, de succulentes patates, de mépris pour ce gamin Routzpe de Herriot, d’admiration pour le deuxième discours de Caillaux (réponse à Blum) et même d’estime pour son projet de loi. Si demain nous n’avons que Poincaré-Marin, je respirerai. Et si, dans huit jours, nous avons Millerand, Sois le bienvenu en ce triste monde, et réjouis-le de tes ébats et de tes piaillements. Les lapins, les poussins de Soucy se réjouissent à l’idée d’être caressés par toi dans dix-huit mois, et leur maître barbu est, au fond, assez ému de ta venue au monde, et du bonheur de tes parents. En attendant notre première entrevue très prochaine, j’embrasse tes parents et je te bénis. Castelnau, je serais malheureux, je tremblerai pour la peau de mes fils, et à la première occasion.je cracherai à la figure de Blum, Israël et consorts. Iodez-vous et cultivez votre jardin. P.-S. — J’ai eu la fâcheuse idée de lire les cahiers de Barrés: quelles crottes ! ====Légion d'honneur==== * //Bel-Air, 5 août 1929// * Bravo ! Grâce à toi, ton père figure glorieusement sur une liste de directeurs de dépôts d’étalons, et de sélectionneurs reproducteurs d’élite. Nous tous, ses amis modestes, nous sommes émus. Et une fois de plus, je bénis l’agriculture : elle a pu te procurer ce que la politique étrangère et la direction de la conscience internationale n’avaient pu te donner. Vive la betterave, vive le panais ! Je t’embrasse, Charles. P.-S. — Au dernier moment, j’apprends que S... va figurer à l’imminente promotion de ruban violet : vraiment c’est trop d’honneur pour Soucy. Comme je vous respecte ! =====II. LA GUERRE DE 1914===== LETTRES A MADAME A. C. Alten-Grabow (1917-1918) Saint-Nicolas, Valais (1918) Soucy (1919-1939)l f1914, Charles rejoignait son la Mobilisé le 2 août régiment et partait en campagne. Trois semaines plus tard, il était grièvement blessé, près de Guise. Un rapport militaire mentionnera le curriculum vitæ du sergent, ses activités pendant la captivité: « Sergent au 228e régiment d’infanterie, classe 1905, brevet de chef de section. Atteint de trois blessures le 29 août 1914 à Marquigny, près Guise. Fait prisonnier aussitôt, en même temps que son chef, le capitaine Ronquette. ... Interné au camp d’Aiten-Grabow, près Magdebourg, après deux mois et demi d’hôpital. Président, depuis juillet 1915, du Comité de secours aux prisonniers français, dont il était auparavant secrétaire, qui vient en aide à 1.900 nécessiteux, dont 1.200 au camp et 700 dans les dépendances. Délégué officiel de Croix-Rouge française pour44 QUELQUES LETTRES le camp d’Allen-Grabow, après avoir entièrement organisé tout le service d’assistance (fiches, répartitions des colis). Rapports souvent énergiques avec les auto­rités allemandes. A pu former des collaborateurs aptes à le remplacer. » Ce que le rapport ne relate pas, c’est le refus cons­ tamment opposé par Charles à son père qui, sénateur de Seine-et-Oise, et ami personnel dît président Poin­ caré, voulait le faire rapatrier. Charles ne se désoli­ darisa pas des camarades auxquels, immédiatement, il s’était rendu utile. Sa famille, sur sa demande, lui envoyait chaque mois la valeur d’un wagon de ravitaillement qu’il distribuait aux prisonniers. Une note, communiquée en 1916 par un de ceux-ci (Castex), rentré en France, décrit la vie du camp: "Charles, très aimé, très connu, va à la gare, distante de dix minutes du camp, chercher les paquets. Rentre au camp procéder aux distributions. Castex n’habitait pas la même baraque. Description des baraques, très bien installées : lits, chaises, tables. Menuisiers au camp. Tout un commerce de pièces d’argent et de billets. Un change s’établit à l’intérieur du camp. Musique récemment organisée : 45 musiciens. Les instruments ont été achetés à Magdebourg. Paiements échelonnés. Un Belge dirige l’orchestre. Société très agréable autour de M. Dreyfus. M. Étard, bien entendu. Extinction des feux â 9 heures. Lever à 7 heures. Lumière électrique à volonté, branchée. Infirmerie, cantine, très peu de choses dans les organisations. Punitions (poteau, supprimé depuis longtemps) : cachot, troisLA GUERRE DE I9I4 45 jours, quatre jours. Obscurité, une soupe pour trois jours ; un morceau de pain par jour. Castex a massé le bras de Charles, fait prisonnier à la même époque que lui. Officiers intelligents et assez agréables. Sentinelles ayant été au front, beaucoup plus « calmes » qu'il y a deux ans. Peu de pronostics sur la durée de la guerre: un an... un an et demi, selon Charles. Lecture des journaux en commun, principalement du Berliner Tageblatt. Journaux français. Impression qu'on est mieux informé là-bas qu’à Paris. Bibliothèque bien organisée ; 2.400 prisonniers (il y en a eu jus­ qu'à 20.000). Les Russes, malheureux, ne reçoivent rien. Les Anglais, haïs. Les Allemands utilisent les boites d'étain de con­ serves ; les font fondre. « Pourquoi, dit Charles, n'utiliserait-on pas des boites de verre ? » On ne change pas le linge des prisonniers. Mais les lavoirs sont bien organisés dans le camp. Bains- douches, chaque semaine. Eau chaude à volonté. L'emprunt en Allemagne : Une partie de la solde est prise, chaque mois, à chaque officier pour sa sous cription obligatoire, à 10 marks, pour les Feldwebel. Progression d'après les grades. Les civils, internés à Alten-Grabow, peu sympa thiques : ouvriers des chemins de fer, de la gare de Tergnier. Cordialité des habitants autour du camp. Possibilité d'aller à Magdebourg, pour l'oculiste ou le dentiste, en payant son voyage. 46 Cependant les deuils s'abattaient sur Charles. 25 décembre 1914 mourait, en venant au monde, son enfant tant désiré. A la même date était tué, dans la Somme, un ami d’élection, le lieutenant Henry Durand, jeune magistrat, doué de brillantes qualités intellectuelles et d’étonnants talents de musicien et de pianiste. Six mois plus tard le sénateur Ferdinand Dreyfus, atteint dans ses moelles par l’inquiétude, succombait, après quelques jours de maladie. Dix-huit mois plus tard sa veuve était trouvée morte, victime d’une embolie, dans sa voiture arrêtée aux Champs-Élysées. On imagine le retentissement de ces drames de la famille et de l’amitié dans l’âme du prisonnier : atteint de troubles nerveux, il souffrait ; mais se dominait, voulait vivre. En juin 1918, il était non pas rapatrié mais interné, avec de nombreux camarades, en Suisse. Rejoint par des visiteurs de France, il y attendait un mois que sa femme vînt enfin lui déclarer qu’elle ne reprendrait pas la vie commune. Charles rentrait à Paris, orphelin; sans enfant ni épouse ; privé de cinq au moins, de ses meilleurs amis. ====La joie du travail==== * //Alten-Grabow, 29 décembre 1917// * À Mme C. C... crois que les hommes de sa génération (1), 4 11 la carrière quelle que soit leur position sociale et Je qu’ils choisiront, ne pourront pas se laisser aller à une vie molle, à un dilettantisme agréable, souvent fécond même en temps de prospérité normale, mais qui me semble impossible, dans toute l’Europe, tant pour des hommes d’action que pour des hommes d’affaires ou des « intellectuels » pendant de longues années. Et je crois que, pendant bien longtemps, la seule joie véritable que nous pourrons goûter — en dehors des joies sentimentales et purement intel­lectuelles — sera la joie du travail. Nous aurons trop souffert en Occident de la paresse et de l’ignorance ! Je ne sais pas pourquoi je suis en veine, ce soir, de (r) Son cousin germain, Pierre C..., alors âgé de 15 ans. TRAVAIL4« faire de grandes phrases et de débiter des lieux communs... ... Je dors admirablement, je supporte gel et neige sans trouble : aujourd’hui même, me sentant en veine de penser à « autre chose » pendant un moment, j’ai joué presque entièrement les deux premiers actes de la Walkyrie... Il y avait longtemps, bien des années, que je ne m’étais offert pareille distraction. ====Palais-Bourbon==== * //24 janvier 1918// * J’ai rejoué, en me livrant — et donc en me délassant — des actes de Wagner : le vieux Sachs a bien raison quand il rêve !... Je crains l’aveuglement de ceux qui négligent les affaires primordiales, pour ne penser qu’à des mesquineries, mesquineries pouvant d’ailleurs tourner au tragique. Je crois comme à la « psychose des fils de fer » à la psychose du Palais-Bourbon ou d’autres bâtiments qui en sont peu éloignés, et où, quoiqu’on y ait parfois de beaux jardins anglais ou de belles perspectives à la Le Nôtre, les idées se rétrécissent singulièrement. ====1.200e jour de captivité==== * //25 février 1918// * Ne crois pas du tout que je cache au médecin d’ici mon véritable état de santé, je lui ai dit àLA GUERRE DE I914 49 » maintes reprises ce que j’ai. Parfois ce sont les méde­cins qui font à leurs patients le diagnostic de la maladie, d’autres fois, ce sont les patients qui le font à leurs médecins : en somme, dans le deuxième cas, le diagnostic a bien peu de chance d’être juste. Je ne suis qu’extrêmement las et assez faible moralement, je crois avoir été bien caractérisé, il y a environ deux mois, par un jeune prisonnier — jeune par l’âge et la date de capture — qui vint retrouver son frère, un des meilleurs camarades de captivité : il dit de moi à son frère, après m’avoir fréquenté quelques jours, que j’étais « répugné ». Il était toujours près de moi au moment où je lisais le journal et, en général, quand je ne le lis pas, je pense à ce que j’y ai lu. Je ne sais dans quel état de misanthropie je serais si je n’avais trouvé et pu garder près de moi depuis tant de mois (je ne veux plus en évaluer le nombre, nous avons trouvé aujour­d’hui que nous avions dépassé le 1.200e jour de capti­vité) quelques vrais amis, sincères, estimables, et de sentiments profonds. ====Chartier==== * J'ai prié G. de donner de ma part à Pierre un livre qu’il ne peut lire entièrement maintenant, mais qu’il lira sûrement dans quelques années avec plaisir, s’il prend goût à l’analyse philosophique — le)5 QUELQUES LETTRES et qui risque d’être alors introuvable — comme le deviennent en général les livres très forts, peu répandus dans le grand public. Ce sont les idées exprimées par Chartier dans ce livre qui m’ont ment en classe dans de longues heures de conversations familières... Et ce livre est propre à donner l’amour de la vie, ce qui ne peut se dire de beaucoup de choses ni d’œuvres actuellement. ====Bataille==== * À. 29 mars 1918 * Ces jours-ci je ne puis plus rien lire — je n’ai de goût à rien — je ressasse mes idées fixes : la bataille... et l’internement !... Ma neurasthénie ne n’empêche pas de bouillonner intérieurement et de multiplier les objets d’impla­cables haines et de profonds mépris, tant individus que groupements. ====Vallée de Zermatt==== * //Grand hôtel Saint-Nicolas (Valais), 24 juin 1918// * ... Encore trop agité pour écrire de longues lettres. Arrivé avant-hier après-midi après un trajet merveilleux (ligne du Loetschberg-Brigue-Viège). Endroit idéal pour moi : petit village retiré dans vallée de Zermati : eau, bois, fleurs merveilleuses dans les prés, 1.200 mètres d’altitude, 200 internés en tout dans le village... étourdissements complètement disparus, suis seulement faible et d’une extrême impressionnabilité nerveuse. Jamais je n’oublierai mon émotion en passant la frontière, et en voyant, à toutes les stations suisses entre Constance et Schaffouse, la population venir nous couvrir de fleurs, hurler, et le merveilleux coucher de soleil du 20 juin derrière le lac de Constance. Et, hier, cette joie que j’eus en grimpant un quart d’heure, au milieu des cascades et des fleurs... Je sens avec une acuité plus grande que jamais les vides : je passe, forcément, par des moments de surexcitation et de dépression complète. Père aimait tant cette vallée de Z^rmatt... ====...Sans eux==== * //Saint-Nicolas, 30 juin 1918// * ... Quand je monte, dans un air exquis, à travers des prés merveilleusement fleuris, au milieu des chants d’oiseaux, devant de grands horizons de rochers, de neige et de glace, je retrouve de la joie à vivre — quand ce ne serait que par ricochet — de la joie du ou des deux amis qui m’accompagnent. (J’ai une douzaine d’excellents camarades de captivité avec moi, des fidèles dans les luttes et les épreuves que j’ai eu à soutenir, mais, par principe, je ne me promène jamais en bande.) Mais je suis peu loquace, et à ma joie de vivre est sans cesse associée l’image9 vie, ====Ennui des récits de guerre==== * //Saint-Nicolas, 30 juin 1918// * ... Autant des articles d’information ou livres sérieux me font, parfois, plaisir, autant m’ennuient les récits de guerre qui pullulent exagérément même dans la Revue de Paris. Je ne vois pas de raison pour qu’on ne publie pas les carnets de route ou les mémoires de quiconque vécut la guerre comme mobilisé et les récits de front sont aussi monotones que le seraient des récits de captivité... ====Projets d'après-guerre: fonder une école agricole==== * //Saint-Nicolas, n juillet 1919// * 2 heures du matin Quant à moi, je me donne tout entier à mon pays, sans plus rien qui m’attache à tel ou tel rivage. Je n’habiterai sûrement plus Paris... de ceux qui, jadis, avaient tant de plaisir à la voir éclore — à la voir revenir après les maladies ou en voyage — ce qui est à peu près le cas, maintenant, sinon que le passage de la léthargie à la veille est bien plus violent et accentué qu’il le fut jamais. Et je n’arrive pas à me convaincre de la réalité du cauchemar, des deuils, et de ce retour à la pour moi, sans Eux. 53 LA GUERRE DE 1914 Saint-Nicolas, 14 juillet 1918 Je vais tâcher de me documenter pour voir le meilleur emploi que je pourrai faire, après la guerre, de la ferme de Soucy (école agricole de mutilés, orphelinat agricole, etc.), car je crois qu’il y a là encore un terrain qu’on peut employer au bien général, idée que j’avais eue dès la mort de maman. Mon ami Marsais, ingénieur agronome, qui est, lui aussi, ici avec moi, et qui est très intelligent et très pratique, me sera d’un précieux concours... Je ne m’appesantis pas sur le passé heureux ; et si, par moments, je me dis que la conclusion de ma vie doit être, dans quelques mois, dans la tranchée, à d’autres, au contraire, je fais une foule de projets d’avenir et je me persuade que je saurai n’être pas un inutile... Le grand saut est fait. La vie reprend. ====Un enterrement==== * //Soucy, 28 juillet 1921// * Lundi, je m’infligeai le supplice du faux-col amidonné et du chapeau melon, depuis 5 h. 1/2 du matin à 10 heures du soir : et je me rendis compte que le soleil de X... équivaut à celui de Soucy. La plus brillante assistance garnissait les wagons de première classe... Une quarantaine de personnes parmi lesquelles nous citerons Mme H.. , très congra­tulée de la croix de grand-officier, gagnée par son mari dans les plus riches salons parisiens ; Mme Z...,54 toujours juvénile, gracieuse et pointue, très préoc­cupée d’effacer tous les quarts d’heure par la poudre et le rouge les effets de la transpiration entre la peau du visage et le plâtras habile qui le recouvre ; Mme J. interprète, animée de l’esprit frondeur des Débats ; Mme G. qui, pour ne pas sembler avoir voulu passer une bonne journée à la campagne avec son amant, voyageait dans un autre compartiment que lui, etc. Pendant tout le voyage d’aller, une émouvante angoisse régnait parmi toutes ces dames et parmi les « maîtres du barreau ». « X... et Z... auront-elles préparé à déjeuner pour tant de monde ? N’auront-, elles pas seulement compté sur dix ou quinze per­ sonnes ? Trouvera-t-on assez de voitures à la gare ? » Et, à mesure que le soleil dardait de plus en plus dans le wagon, on trouvait que M. E... aurait pu choisir une autre saison pour le jour de sa mort. A la gare, premier soulagement : il y avait assez de voitures. Je passe rapidement sur les embrassades, la messe avec un harmonium grinçant, la station au cimetière sans ombre et les deux ou trois discours banals : tout cela n’avait aucun intérêt. On revint à la maison. Un excellent déjeuner en deux services successifs calma les angoisses, la faim et la soif des vieux amis, et le vin rosé les consola bien vite de leur seule douleur de la journée : celle d’être restés une demi-heure au soleil au cimetière, en entendant parler des vertus d’un homme déjà oublié. X... et Z... firent salon jusque vers 4 h. 1/2, heure du départ, 55 avec leur bonne grâce accoutumée, enchantées, l’une et l’autre, de cette cordiale réception qui retardait d’une demi-journée les querelles d’intérêts immi­nentes entre elles. ... Le résultat le plus clair de cette journée fut, dès le lendemain matin, la distribution de punitions à trois enfants de la ferme, qui, profitant de mon absence et de l’amolissement complet de Lagrange par la chaleur, avaient fait des blagues dans un champ (abus de tabac et boisson froide sous le soleil)... ====Correction d'épreuves==== * //Soucy, 9 août 1925// * ... Très attristé par les mauvaises nouvelles de Londres : je crains la révision du traité de Versailles sans la France ; l’isolement complet de la France et la coalition prochaine des peuples contre la France personnifiée par des gouvernements de sots, de cabots et de maladroits qui, depuis trois ans et demi, n’ont pas cessé de gâcher la plus admirable situation morale que nous ayons jamais eue. ... Correction des épreuves et arrangement des images de la brochure dont, peut-être, l’esprit d’opposition contre les idées toutes faites et contre les habitudes de paresse de tant de pédagogues routiniers ne sera pas sans jeter le trouble chez quelques-uns des rares lecteurs. (Elle est en effet destinée à être regardée, mais non pas lue.)56 ====La présence==== * //Soucy, 9 août 1925// * ... Je songe toujours à accompagner René en Algérie, après les fortes chaleurs, c’est-à-dire vers le Ier octobre. Mais, pour cela, il faudrait que j’eusse l’esprit tranquille si je suis loin d’ici ; et, pour cela, il faut que j’aie la promesse expresse de Mme R... d’appeler le médecin si un enfant a 4- 38°, et de prendre la température de n’importe quel enfant se sentant souffrant... Je n’en veux pas à Mme R... Seulement elle m’a tant déçu depuis un an en se montrant médiocre directrice pour les enfants gran­dissants (toujours parfaite pour les questions ménage, raccomodage, etc.), que, évidemment, je ne puis pas lui demander son concours pour toute une partie de ma tâche... Son manque d’intelligence m’indiffère, quand il ne se traduit pas par des actes auxquels j’attache une importance considérable : excitation de la jalousie de certains enfants contre certains de leurs camarades..., cela peut prendre et me compliquer singulièrement ma tâche, à moi qui tiens, avant tout, à faire régner parmi mes fils une bonne camaraderie, une de ces camaraderies vraies où le camarade moins distingué ou moins instruit est heureux, et non jaloux, de sentir la supériorité du voisin. De plus, j’ai appris aussi — ce dont je n’avais pas encore eu de preuves — que, à maintes reprises elle enseignait aux enfants le mépris de L... (chef de culture), homme du peuple qu’elle juge d’une autre a caste », qu’elle bour­geoise ; à moi-même, un jour, cette année, devant je ne sais plus quel enfant, elle a dit qu’elle ne comprenait pas comment on pouvait vouloir être cultivateur quand on n’a pas de capitaux : tu ne seras pas surprise que je lui aie répondu un peu sèchement ce jour-là. Tant que je suis là sans cesse et que c’est moi qui dirige, non pas la cuisine, mais les enfants — et que j’ai des enfants admirables dont l’influence opère des améliorations inespérées sur des camarades — cela n’a aucune importance : cela passe comme des boutades d’une femme capri­cieuse et bavarde. Mais, si je m’absentais un peu longuement, cela pourrait avoir des conséquences extrêmement graves, bien plus graves qu’un encaustiquage négligé ou un torchon perdu. ====Utile à quelque chose...==== * //9 août 1925// * ... La conclusion de tout cela est : ma ferme marche admirablement bien au point de vue moral, quand j’y suis : il y a de mauvais sujets, certains ne s’améliorent guère, d’autres s’améliorent considérablement, aucun sujet moyen ou bon n’a été contaminé ; et cela c’est un résultat du système que t’exposera ma brochure sous presse. Mais, étant donné ce que je veux obtenir, je ne peux pas —pour un tas de choses — compter sur d’autres que sur moi ; je ne peux donc m’absenter longtemps de suite (de courtes absences répétées n’ont pas du tout le même inconvénient). Et cela aussi est excellent et réconfortant, car cela me soutient dans l’illusion que je suis — enfin — depuis trois ans, utile à* quelque chose. ====Exposition d'art italien==== * //31 juillet 1935// * J’ai fait, le 19, une ultime visite aux Italiens, la huitième (je suis jaloux de Julien qui y est allé trente-cinq fois), visite d’adieu avec cinq enfants de Bel-Air très heureux ; j’y suis resté, sans fatigue, trois heures trois quarts d’affilée et cela m’a fait un bien considérable... ====Économies==== * //Soucy, 13 août 1935// * ... J’ai peu bougé hors de mes champs ; j’ai fait pas mal de comptes et de prévisions budgétaires, tout en ignorant encore le sort de ma subvention d’État. Je crois que, de toutes façons, je m’installerai en octobre au pavillon, avec une seule bonne et en remplaçant mon basse-courrier à toutes 59 mains à 750 francs par mois par un journalier deux jours par semaine... La fermeture de la moitié de l’habitation de Bel- Air, la réduction de 50 % du nombre des apprentis, voilà qui me sera bien plus pénible ; mais j’en envisage l’obligation possible... ====Service==== * //Soucy, 15 septembre 1939// * Je continue à être agacé de voir inhabitées les dix-sept chambres de la maison, et vides les matelas que j’ai fait refaire à Bel-Air en vue d’arrivées simultanées. Ce que je fais n’est que la répétition, sans extension, de ce que je fais depuis vingt ans et, sans me croire fat, j’ai conscience de pouvoir faire plus. Même l’arrivée, dans les écoles de la commune, transformées en dortoirs, de 38 garçons et filles d’une commune de proche banlieue, ne suffit pas à satisfaire mon besoin de service — quoique avec mon jeune instituteur dévoué j’ai réglé beau­ coup de détails ; c’est même moi qui ai organisé hier un ouvroir avec diverses fillettes et dames adultes de la commune, pour que quinze gosses n’ayant pas de chandail en reçoivent, d’ici deux jours, de solides. Vous auriez ri en me voyant devant les pièces de shirting et les pelotes de laine.*AIR mention (I) de la =====III. L'ENTRE-DEUX-GUERRES. LA F.A.A.B.A.===== LETTRES A DEUX ANCIENS DE BEL (13 septembre 1922-13 décembre 1937J continuellement dans cette (Ferme d’apprentissage agricole de Bel-Air) correspondance On retrouve F.A.A.B.A.Après quatre années de captivité, Charles renonçait à la musique. Composer, lire des partitions, ou seule­ ment jouer du piano, était maintenant au-dessus de ses forces. Une audition, deux ou trois tentatives avaient provoqué des crises de larmes et sa décision, irrévocable : il ne mettrait plus les mains sur le clavier ; il n’assisterait à aucun concert; il n’ouvrirait jamais les cahiers de sa riche bibliothèque musicale. Une autre décision avait précédé celle-ci. Prévoyant, à Alten-Grabow, ce que serait, au retour, le désert de sa vie; causant avec son camarade de captivité Marsais — jeune maître des éludes agronomiques — il avait jeté les bases de la transformation de Bel-Air (la ferme de Soucy) en un centre d'apprentissage agricole pour pupilles de la Nation. On grouperait à Bel-Air trente-six pupilles (quand, avec les années, leur recrutement deviendra malaisé, ils seront remplacés par des enfants issus de familles particulièrement dignes d’être soutenues). La sélection64 QUELQUES LETTRES en était assurée par Charles qui procédait à toutes les enquêtes, visites et correspondances nécessaires ; assisté, pour les examens médicaux, par son ami le professeur André Cain, des hôpitaux de Paris. Les enfants entraient à Bel-Air, âgés de treize ans. Ils y demeuraient — s’ils se montraient des apprentis honnêtes et suffisamment laborieux — trois ans, au terme desquels ils étaient placés dans des fermes ou des exploitations, comme ouvriers agricoles qualifiés. Charles veillait à leur trouver les meilleures places, soit dans la région parisienne, soit en province, voire en Afrique du Nord. Par des annonces, par d’innombrables lettres il y réussissait, excellemment : telle annonce de "charretier-laboureur", de "bou­vier", etc., était accueillie par plus de cinquante offres d’emploi entre lesquelles encore Charles choisis­ sait, au mieux des intérêts de son disciple. Les apprentis étaient logés en deux dortoirs ; placés dans la journée sous la direction d’un chef de culture. Mais la surveillance de leur enseignement, de leurs lectures, de leurs plaisirs, Charles l’assurait. Il leur faisait la classe, aux fins d’après-midi, en automne, en hiver; partageait le plus souvent leurs repas de midi, dans le réfectoire de la ferme; couchait dans une sorte de cellule vitrée, sur un lit de camp, entre les deux dortoirs : abandonnant, vingt années, sa chambre du château où il ne rentrait que terrassé par l’extrême fatigue ou la maladie. On trouvera dans les annexes de ce recueil les prin­cipaux articles des statuts de Bel-Air (io juin 1919J ;l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 65 quelques passages d'une brochure de Charles consacrée à "La ferme d’apprentissage agricole de Bel-Air"; des extraits des rapports qu’il rédigeait et faisait imprimer pour la réunion annuelle du Conseil d’admi­nistration ; un article publié en brochure, « les Éléments pédagogiques de l’apprentissage agricole » ^1926^. Les lettres qu’on va lire ont été adressées à deux de ses fils dont l’un, à la sortie de la F.A.A.B.A., devait s’employer en Algérie, puis au Maroc, où il devenait rapidement le régisseur d’un important domaine. Mais ni ces textes, ni ces lettres ne décrivent certains des efforts accomplis par Charles depuis l’automne de 1918. S’il entreprenait, à cette époque, les lourds travaux de transformation de Bel-Air destinés à faire de l’ancien relais de poste du Hurepoix une ferme modèle et une ferme-école, il commençait de longues, de minutieuses études : livres et précis d’agriculture, revues spécialisées qui lui permettront à l’avenir de se tenir au courant de l’évolution et du perfectionnement des techniques. Il apprend son nouveau métier ou plutôt quelques métiers en un seul. Désormais, il se contentera de six heures de sommeil, d’une heure pour les repas. Il consacrera dix-sept heures de veille à la surveillance des « enfants », aux travaux de Bel-Air; à une correspondance quotidienne extraordinairement abondante avec les autorités, les fournisseurs, et surtout les "anciens"; à l’établisse­ment et à la révision des comptes. Maire de la commune (Fontenay-les-Briis) pendant quinze ans, il a ban- 566 donnera ces fonctions afin de se décharger un peu, mais restera le collaborateur et l'appui de son successeur. Ses plaisirs ? Des entretiens avec ceux — très rares en vérité — des nombreux hôtes de Soucy qui lui apportaient quelque enrichissement, la plupart ne lui témoignant que de gentilles incompréhensions. Des lectures : elles allaient des classiques, toujours repris, à des auteurs contemporains de prédilection : Courteline, Jules Renard, sans oublier les ouvrages d’histoire des religions (Liog), d’archéologie (Mâle, Focillon) et de synthèse historique. On notera qu’il approuvait peu, sinon aucun, des livres consacrés à l'Allemagne publiés après 1918. Une exception doit être mentionnée : il estimait Z’Allemand, de Jacques Rivière. Ses délassements ? Des promenades-visites, avec ses fils méritants, à telle exposition agricole ou artis­ tique, à un musée parisien. Mieux, quelque pu gîte en province, afin de visiter sur un parcours défini des « anciens » ; des églises ; des poulaillers ou des porche­ ries exemplaires... Les sommets de son existence, au cours de ces vingt années ? Deux ou trois voyages d’un mois, en Afrique, avec un ou deux de ses fils bien-aimés.* : pour s’occuper, un une du. même méridional est calme ordre par feignant ====La ferme==== * //13 septembre 1922// pour l’Union sacrée entre "Mgr Gibier et M. Dreyfus", ====L'union sacrée==== * //25 septembre 1922 A René L. C.// * Mon fils, c’est modérément des histoires de galoches. Le directeur des La ferme matise que de pain ou agricoles de la Haute-Loire est venu visiter la boîte, n’arrivera à rien. pour en faire fonder département ; on ne dra- de croûtes elle était à Versailles samedi entendre Môssieur le Ministre faire l’éloge de services68 QUELQUES LETTRES (puisqu'il paraît que ce fut sa formule) t’aura sans doute dit que le jury te décerna 19 sur 20. ====Retour d'Algérie==== * //Alger, samedi 4 novembre 1922, 9 heures// * Mon grand chéri, Ma valise est bondée, mon billet est dans ma poche, j’ai renvoyé la seringue à Burnet, écrit à M..., à Djelfa ; je n’ai plus rien à faire jusqu’au déjeuner que j’absorberai à 10 h. 1/2 avant de m’embarquer... . Sache tout d’abord que je suis très fier de moi, mon grand, car je n’ai pas chialé ; l’heure de voyage fut vite passée, et, en arrivant, pour ne pas me tourner les pouces en attendant le dîner, j’allai flâner une demi-heure aux devantures, résolu à ne pas m’attendrir sur toi, ou plutôt sur moi, je tâchai de penser surtout à tes défauts, et je me suis souvenu que tu en as un, que j’ai aussi, c’est celui de mal couper les bouquins ; alors, pour ne pas déchirer ton Guillemette avec un mauvais couteau, je t’ai acheté un petit coupe-papier en ivoire, auquel j’ai joint une petite liseuse qui te permettra de marquer, sans l’écorner, la page où tu en est resté. Je me munis de plusieurs numéros du Temps, du Petit Parisien, de L’Œuvre, et revins l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 69 prendre à l’hôtel un médiocre dîner. A 20 heures, j’étais au lit. Au bout de deux minutes, je foutai par terre tous les journaux, que je n’avais aucune envie de lire et, bientôt, toujours sans larmes, je m’endormis en pensant à mon bonheur. Je ne saurai assez te le répéter, mon René chéri, les quinze jours que je viens de passer ont opéré une révolution en moi ; à mon retour de guerre, et depuis bientôt quatre ans, j’étais persuadé que, meurtri par la guerre, la mort et la trahison de presque tous les êtres qui m’étaient le plus chers et qui embellissaient ma vie jusqu’en 1914, je ne trouverai plus jamais de bonheur que dans l’effort et le travail, quel qu’en soit le succès ou l’insuccès. La réalisation de mon œuvre, malgré certaines difficultés matérielles, malgré certaines insuffisances — inévitables — chez le personnel qui me seconde, a été pour moi une source de bonheur profond, bonheur considérablement accru depuis deux ans par le sentiment que certains de mes enfants s’attachaient à moi ; j’étais tellement persuadé du fond d’égoïsme de la nature humaine que, depuis ces deux ans, je suis rajeuni et réconforté par la certitude que, chez certains êtres jeunes, existe le désir de faire plaisir à ceux qui les aiment et la spontanéité de bons sentiments. Ce que je ne croyais jamais trouver, mon chéri, c’est une profondeur d’affection comme celle qui nous unit — affection complexe, tenant de celle de père à fils et de fils à père, de frères entre eux,QUELQUES LETTRES d’amis au sens profond du mot. Ce que je croyais ne jamais retrouver car, depuis l’âge de 20 ans, je n’avais pas connu cette joie (depuis mon premier voyage en Corse avec un excellent ami, mort à la guerre) — c’était la joie du voyage, sans arrière- pensée, sans inquiétude, le bonheur d’aller, libre d’esprit, de mosquée en bazar, de dune en forêt, avec un enfant profondément aimé qui s’éveille aux beautés du monde, qui est toujours de bonne humeur, qui m’embellit la vie, qui me donne, par sa présence, sa jeunesse, son affection, du bonheur à revendre, du bonheur à stocker pour, dans les années à venir, puiser l’espoir et le réconfort dans les souvenirs de ce voyage. ====On ne mesure pas l'affection au centimètre=== * //4 novembre 1922// * Je me rembarque, sans cafard, plein de joie émue, prêt à reprendre ma tâche, avec des nerfs détendus, avec un cœur rajeuni, avec la certitude que je suis encore bon à quelque chose et que je puis encore créer du bonheur autour de moi, ce qui est le seul but de ma vie. Je commence à repenser à la ferme, aux copains ; je sens que je serai très heureux de retrouver Edmond, Lucien, André, Claude, Justin, et, pendant les fins de journée de l’entre-deux-guerres:la f.a.a.b.a. 71 ces mois d’hiver, de les préparer à la vie comme j’ai tenté d y’ préparer leurs aînés. Je vais m’occuper de Pierre et de Roger, leur trouver une place meilleure que la leur ; je tâcherai de revoir bientôt le frangin Roland ; mon cœur est assez grand pour que l’affec­tion pour l’un ne nuise jamais à l’affection pour l’autre (il faut avoir la mesquinerie de Mme R... pour ne pas le comprendre) ; on aime différemment chaque parent, chaque ami, on ne mesure pas l’affection au centimètre, et je n’aime pas moins mon frère et sa famille parce que j’ai des enfants, et parce que l’un d’eux, différent de tous, a trouvé dans mon cœur une grande place, qui, depuis plu­ sieurs années, y était vide. Travaille, instruis-toi, sois heureux, mon chéri ; je te serre dans mes bras de toutes mes forces. ====Sur le mariage==== * //20 novembre 1922// * À René L. C... * ... Ta lettre m’a bien amusé ; ta conversation sur les avantages et les inconvénients du mariage, avec Ben Youssef, ressemble étrangement à celle que nous avons pu avoir sur ce sujet. Évidemment, je ne me suis jamais plaint d’avoir dû fournir, il y a douze ans et demi, à mon ex-beau-père, du couscous et des moutons, mais, même dans la72 société française où les femmes se montrent physi­quement non pas voilées, mais fort dévêtues, elles se voilent tellement le moral quand elles ont envie de se faire baiser que, là aussi « on ne sait jamais ce qu’on achète ». Et, quoique, d’après des prémisses que j’ai senties l’autre jour à Paris, en allant voir divers membres de ma famille que je n’avais pas vus depuis de longs mois, je sois exposé, cet hiver comme il y a trois ans, à ce qu’on me propose des tas de vierges « belles, riches, intelligentes » à marier, je trouve, comme Ben Youssef, que la putain à 10 francs est toujours la solution la plus économique, la plus sûre, et la seule qui vous évite tous les emmerdements de la cohabitation perpé­tuelle. A propos, j’espère que tu as lu dans l'Œuvre d’hier le "La Fouchardière » intitulé « Monsieur Adophe"! C’est un chef-d’œuvre d’une profonde portée philosophique. En le lisant, je me suis tordu tout le temps en pensant à toi, à moi, aux Ouled-Naïl. ====Politique Poicaré==== * //18 décembre 1922// * À René L. C... ... Je me représente maintenant ta chambre amé nagée ; et, avec la description de ton papyrus-baobab et de ton œillet, tu humilies profondément celui qui n’a devant lui qu’un narcisse maigre, prématu-l’entre-deux-guerres: la f.a.a.b.a. rément fleuri, quelques roses de Noël, et des branches de cyprès et de sapins. Tu voudrais que je te parle politique internationale ; j’en lis le minimum. Depuis de longs mois, je ne lis plus jamais un discours de chef de Gouvernement. Tous les dirigeants, qu’ils soient anglais, français, turcs, italiens, ont l’esprit borné par un nationalisme égoïste. Seuls dans le monde, quelques grands ban­quiers et riches industriels semblent avoir un peu de cet esprit international sans lequel il est impossible d’arriver à stabiliser notre Europe folle et convul­sionnaire. Ou’on aboutisse ou non, à Lausanne, à Paris en janvier, ou à Bruxelles, à un accord écrit — politique, militaire, économique, financier — peu importe ; puisque la signature qu’on donne n’engage, en fait, à rien celui qui l’a donnée, et puisqu’on parvient toujours à arguer de sa bonne foi, en prou­vant que l’engagement qu’on a pris est conditionnel et que ses conditions ne sont pas remplies. Je crois que le Sénat renverserait Poincaré s’il allait dans la Ruhr : aussi, comme il tient avant tout à rester le premier valet de chambre de Millerand, je suis assez tranquille de ce côté. Mais, tant que les hommes d’État ne s’assoupliront pas et, mettant de côté les questions d’amour-propre chauvin, n’examineront pas les affaires publiques du côté pratique, la situa­tion s’embrouillera de plus en plus, deviendra de plus en plus précaire, et l’Europe, agitée par de continuels coups d’État, sera, comme la petite Irlande depuis de longues années, le théâtre d’une perpé-74 tuelle lutte d’embuscades et d’une série d’assassinats. Au lieu d’assassiner un individu d’un coup de revolver, on assassinera les pays en ne leur donnant pas les moyens de vivre. Évidemment, si on arrive à s’en­ tendre cet hiver sur une annulation de dettes inter­ alliées, ce sera un bon symptôme, qui aura d’heureux résultats pratiques ; mais je crains bien que, au dernier moment, cela rate, parce que chacun des contractants s’apercevra, à juste titre, que l’autre cherche à l’empiler. Applaudissements sur tous les bancs. Mais ne recommence pas à me demander de te parler politique, nom de Dieu! ====Noël 1922==== * //25 décembre 1922// * ... Voici, mon chéri, une lettre bien matérielle, alors que ce soir de Noël devrait m’inviter à la senti­ mentalité. Il est bien différent des Noëls des dernières années, pour moi, ce Noël 1922. Je n’avais de joie, depuis la guerre, dans mes pensées de Noël, qu’en pensant aux joies d’autrefois, aux plaisirs bien médiocres que je peux donner aux gosses qui m’en­tourent, et, heureusement, au Noël heureux qui revit dans la maison de l’avenue de Villiers où mes Noëls d’enfant furent aussi heureux ; et puis, Noël est pour moi un anniversaire de douleur, puisque l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 75 c’est dans la nuit du 24 au 25 décembre 1914 que mon meilleur ami depuis l’âge de 14 ans, Henry Durand, fut tué dans la Somme. Et puis, je pense aux Noël s de captivité où je cherchais à égayer mes compagnons, si triste que je fusse (c’est deux jours avant Noël 1914 que j’appris la mort de mon enfant) et où, pour m’obliger à prendre sur moi, je lisais à haute voix des contes de Noël ou je jouais du piano à ceux qui voulaient m’entendre. Cette année, quel changement ! J’ai un bonheur direct, profond, un bonheur à moi, qui n’est plus seulement le ricochet du bonheur de ceux que j’aime. J’ai tes dernières lettres sur mon bureau, j’ai les visions de Touggourt ou du golfe de Bougie devant les yeux, et j’ai, surtout, le bonheur égoïste — et qui me surprend toujours — d’avoir maintenant, sur terre, un être qui m’aime, un fils, ami chéri dans la vie de qui je compte vraiment, et dont l’affection réciproque a comblé, des vides que je croyais impossibles à combler... ====Politique Poicaré==== * //7 janvier 1923// * ... Je ne te parle pas de politique, quoi que j’en sois bien préoccupé ; j’estime que, après la politique suivie depuis quatre ans, Poincaré et Bonar Law ne pouvaient pas agir autrement l’un vis-à-vis de l’autre ; mais je crains une occupation militaire de la Ruhr qui, financièrement, nous coûtera très cher à nous, et non aux Allemands, ne nous rapportera rien (Poincaré lui-même le reconnaissait, il y a quelques mois), et nous aliénera les dernières sym pathies morales que nous comptons encore dans quelques cercles anglo-saxons, belges et tchécoslaves; et je crains une dégringolade du franc et un renchérissement de la vie pour tous les objets d'importation. Cultivons en paix, toi tes oliviers, moi mes salades, pour n’y pas penser... ====Ballades avec les stagiaires==== * //28 janvier 1923, 7 h. 1/2 matin// * « Nos ballades : l’autre samedi, première fournée, au Salon de la Machine agricole, exposition consi­dérable par le nombre de machines exposées, mais sans aucune nouveauté sensationnelle ; la Foire aux semences, dix ou douze fois au moins plus impor­tante que l’an dernier, était magnifique, et je n’ai que l’embarras du choix parmi les producteurs de belles semences de pommes de terre à qui je veux m’adresser cette année, où il faut que je fasse beau­ coup de pommes de terre hâtives si je veux que les copains mangent des frites en juillet-août, et une certaine étendue de pommes de terre spécialement destinées aux animaux. Dimanche, à Alfort, avec Lucien, Marcel, Jean, Edmond et Roland, dissection et étude de pied de l’entre-deux-guerres: la f.a.a.b.a. 77 cheval, avec cours élémentaire remarquable par le professeur d’anatomie vétérinaire ; c’est gentil, à un homme de cette valeur et de cette situation, de se déranger deux heures et de mobiliser ses plus belles pièces anatomiques un dimanche pour un barbu et cinq gosses qu’il ne connaît absolument pas. Edmond seul fut incommodé cinq minutes par l’odeur des pièces anatomiques fraîches... » ====Craintes pour l'Europe==== * //6 février 1923// * ... Je ne suis pas de ceux qui craignent une mobi­lisation générale immédiate. Mais je ne suis pas de ceux qui disent, en fumant des cigares de luxe ou en commandant une robe de 4.000 francs à leur poule : « tout s’arrangera, faut pas s’en faire. » J’estime que l’Europe entière est actuellement en période de guerre ; nous courons vers un appau vrissement général européen catastrophique. Ce qui se passe dans la Ruhr et qui, en soi, est non pas dramatique, mais probablement maladroit, et gros de conséquences funestes, prouve que nos politiciens dirigeants ont bien la vue aussi courte que je le pensais depuis quatre ans. Chaque pays d’Europe est gouverné par son « bloc national » propre, qui ne voit de but que l’appauvrissement du voisin, la domination au moins économique sur le voisin ; et je n’en veux pas spécialement aux Turcs d’Angora78 qui ont rompu hier la conférence de Lausanne, au risque de déchaîner une guerre cruelle en Orient (où seront impliqués Grecs, Italiens sans doute, Russes et peut-être Anglais), ils ont agi suivant le même esprit d’individualisme vaniteux que les Grecs, les Italiens, les Russes, les Anglais, les Allemands, les Hongrois et les Poincaristes apportent à toutes leurs actions depuis quatre ans. Je crois que nul ne peut me taxer d’indulgence pour les Boches : je hais impitoyablement leurs dirigeants, et je plains le manque d’initiative de leur peuple, toujours moutonnier, totalement dénué d’esprit critique, sournois, plat devant l’argent des riches, sans respect pour la parole donnée, d’une passivité puissante et méprisable. Mais nous ? Notre Bloc national ? Il est aussi lâche que les plus lâches des Boches : voir son indulgence vis-à-vis des petits apaches millionnaires de L'Action Française. Il est aussi infidèle à la parole donnée (formule : tu me mens, donc je te mens) ; voir l’histoire obscure du télé­ gramme de Poincaré à Moustapha Kemal. Et il est aussi aveugle et peut-être plus égoïste encore, car tous nos supernationalistes qui se réjouissent de la misère allemande croissante et de la chute du mark, veulent ne pas comprendre (ou s’en foutent millerandesquement) que les Français — surtout la petite bourgeoisie — ne seront pas plus heureux si le franc vaut un sou, si les hauts fourneaux de l’Est s’éteignent, si le nombre des trains est réduit de moitié, et si — comme je crois inévitable —l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 79 nous revoyons avant trois mois les cartes de pain, de sucre, de charbon, économies illusoires, mais primes à la fraude et à la toute puissance du sys tème D. Et qui est-ce qui s’oppose au « Bloc national » ? Des radicaux, jadis intelligents comme Herriot et François-Albert, parfois géniaux en mathématiques comme Painlevé, mais qui sont devenus exclusi vement politiciens, dépendants de leurs groupes d’électeurs, et pour qui, par conséquent, je ne puis avoir plus de confiance qu’en nos gouvernants actuels ; des socialistes, verbeux et non réalistes, comme Léon Blum, ou des communistes aussi sots, aussi ignorants, aussi dangereux, et aussi méprisables que les plus abjects membres de L’Action Française. Je ne sais vraiment personne en France qui puisse nous tirer du gâchis ; il nous faudrait un Wilson type 1918-1919, populaire, puissant, et non syphi­litique, et je n’en vois aucun de par le monde. Tout cela m’a bien empêché de roupiller pendant des nuits ! Maintenant la fatigue prend le dessus et je dors à nouveau comme une souche, résigné, douloureusement, à mon impuissance et à ma lâcheté, car la violence de mes haines politiques, la profondeur de mes inquiétudes, ne me font pas sortir de ma F.A.A.B.A. et que, pas plus que naguère, je n’ai envie d’écrire dans le Progrès de Rambouillet ou de faire des conférences dans le canton de Limours. Les gens m’embêtent toujours autant... Et maintenant, parlons de la vie de Soucy-Bel-80 Air. Je suis définitivement résolu à louer, ma maison de Soucy pour X... mois, si j’en trouve une vingtaine de mille francs. Sans compter les produits du jardin et de la ferme que je vendrais aux locataires éventuels. Je mettrais mes domestiques en congé; j’enfermerais quelques objets précieux et fragiles tels que les verreries que j’ai dans ma chambre; j’en transpor­terais d’autres (mes bronzes de la Renaissance) au rez-de-chaussée du pavillon d’entrée, où je m’ins­tallerais durant tout ce temps, avec un ou deux divans qui me permettront de coucher tel ami célibataire qui voudrait venir le samedi soir. Je ferais mon ménage, parfois peut-être mon dîner, et je déjeunerais à la firme. Je serais profondément heureux... La difficulté c’est de trouver des gens... qui acceptent (condition absolument indispensable) que le parc soit considéré comme un lieu de travail quotidien pour les enfants... » ====Politiciens==== * //12 février 1923// * ... Une journée sans intérêt à Paris ; pour la première fois, je suis allé à la réunion du « Comité de Direction de la Société nationale de la Main- d’œuvre agricole », dont Brancher me mit il y a dix-huit mois. J’ai voulu, une fois, y faire acte de présence. Brancher sait en quel mépris je tiens ses amis, anciens ministres, Fernand David, Bonet, Ricard, pour qui l’agriculture est la « préoccupation l’entre-deux-guerres: la f.a.a.b.a. 8i constante de la situation sociale de l’ouvrier agricole » (bande ce c... !) et ne sert que de tremplin électoral. Néanmoins, une fois, je voulus perdre deux heures en la compagnie de ces fantoches, pour pouvoir, ensuite, les juger non plus seulement sur les mani­festations de leur vie publique, discours, écrits, campagnes électorales, mais sur une impression plus directe. Or donc, pendant deux heures, j’entendis se gargariser Ricard, ex-ministre qui est bien per­suadé qu’il est aussi futur ministre, de Monicault, député pataud qui ambitionne également le ministère de l’Agriculture et même Brancher qui perd à être vu en compagnie de ces personnages de guignol, etc. Ces réunions où l’on n’aboutit à rien, où l’on examine les conseils à donner à des gens chargés de préparer un projet de loi, projet qui ne sera pas voté avant dix ans, sont absolument vaines... ====La Ruhr==== * //25 février 1923// * "... La politique ne me satisfait pas plus que la semaine dernière ; tout continue à se développer normalement vers la ruine de la France et de maint autre pays. Marie-Louis Tison est arrivé avant-hier de la Ruhr, où il vivait depuis deux ans. Il m’a confirmé ce que je pensais ! Rien n’est organisé ; les officiers, les ingénieurs ne savent ni l’allemand, ni où se trouvent les mines, les chemins de fer, ou c82 les villes de 200.000 habitants ; les soldats français saccagent les armoires des hôtels de ville, ce qui n’a jamais été un moyen d’extraire du charbon ; et les autos-mitrailleuses fonctionnent plus que ne le disent les journaux français. Voilà à quoi se réduit le « programme du gouvernement de Poincaré ». ... Mon cafard est dominé par le besoin d’activité ; qu’il s’agisse de pommes de terre ou de galoches à remplacer, je ne m’arrête pas, du matin au soir, et c’est ce qui me permet de supporter le régime abject sous lequel nous vivons... » ====Voyage en Anjou==== * //17 mars 1923// * ... A la Ferté-Bernard (une heure avant le Mans), visite d’un élevage de magnifiques percherons, ce qu’il y a de plus beau dans le genre, des poitrails et des hanches qui sont à ceux de Boulot ce que ton poitrail et tes hanches sont à ceux de Trouillet. En plus des percherons, une ravissante église de la Renaissance que j’avais envie de connaître depuis fort longtemps... Arrivée au Mans... visite d'une installation modèle de mélange et criblage d’engrais au siège du Syndicat agricole, visite rapide de la cathédrale et dîner-coucher tous les cinq au Petit- Perquoy, où mon brave S... a encore rudement travaillé et progressé depuis l’an dernier. Le lendemain matin, départ au petit jour, et l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 83 train pour la Flèche : élevage de volailles remar­quable. Toutes les pondeuses sélectionnées au nid- trappe, ce qui sera fait ici dans quinze jours ou trois semaines ; rations alimentaires économiques et intelligentes ; installation de salles d’éleveuses, égale­ ment économiques et astucieuses; les planches sur lesquelles sont élevées les milliers de poussins sont chauffées, en dessous, par des tuyaux à air chaud, de sorte que les poussins ont toujours chaud au ventre sans que l’air de la salle d’élevage soit vicié. Après-midi, élevage magnifique de Durham, une des étables de Durham les plus réputées en France depuis quarante ans. Bêtes superbes, installation modèle. Le soir, à Sablé, j’avais promis aux copains de les conduire au cinéma ; et j’y dormis délicieusement tandis qu’ils voyaient se dérouler des romans — conneries dont eux-mêmes eurent assez dès2i heures. Dimanche, rapide visite aux statues de Solesmes (à 3 km. de Sablé) que j’adore, et dont la beauté fit impression sur mes quatre copains ; puis, en auto, à travers un pays riche, visite à une étable de Maine- Anjou : un paysan simple, actif, intelligent fait avec succès de la sélection dans des bâtiments vieux et médiocres. L’auto nous conduisit à Saulge — on t’envoya une carte des grottes préhistoriques splen­dides où les appendices calcaires, tantôt pendants, tantôt érigés, furent l’objet d’une foule de plaisan teries que tu devines. Puis, départ à pied, et 20 km. dans une vallée pittoresque — celle de l’Erve — pour reprendre un train qui nous mena à Laval. Lundi,QUELQUES LETTRES grande journée d’auto ; à cinq, d’ailleurs, l’auto coûte 20 centimes le kilomètre par personne, c’est-à-dire seulement le double du chemin de fer. Soixante kilomètres le matin, étable de Maine-Anjou, très bien, et grandes carrières de chaux à ciel ouvert, très intéressantes comme agencement d’élévateurs et de transports mécaniques... Après-midi, belle étable de Durham, taureaux faisant 1.200 ou 1.500 kg. Merveilleux. Le lendemain, les inonda­ions nous empêchaient de voir une très célèbre — la plus célèbre — exploitation de la race Maine- Anjou. Alors nous nous sommes installés à Angers, qui fut notre centre pendant deux jours et demi. Pépinières, grand domaine de cultures (céréales, vignes, etc.) et d’élevage, fabrique de vin mousseux ordinaire sur une grande échelle, laboratoires de l’école d’agriculture d’Angers, centre d’apprentissage agricole de V..., fondé il y a plus de vingt ans par un curé sympathique que je soupçonne d’avoir créé cet orphelinat (les enfants y restent de 6 ans jusqu’à 17 ou 18 ans) pour y élever sans scandale un enfant qu’il aura fait à sa bonne ou à une dame de l’aristocratie angevine. Partout, accueil charmant, dégustation de vins, voire de marc chez le curé. Un pays d’une richesse admirable où tout pousse — Angers avait des mimosas en fleurs — où les cultures d’arbres fruitiers sur des pépinières de 200 hectares sont, dans leur genre, aussi belles que les cultures de Vilmorin à Verrières, où il y a des hectares d’arti­chauts et de choux-fleurs sans une mauvaise herbe,l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 85 des vignobles impeccables, et où les catholiques, riches, puissants, actifs, ont admirablement organisé la culture au service de leur politique. Même au centre d’apprentissage de V..., où, pour les douze apprentis, le travail est organisé d’après les mêmes prin­cipes qu’ici, à peu de chose près ; la prière passe certainement après les travaux des champs. Et c’est moins crasseux que je ne croyais. Le curé, largement subventionné par le Conseil général de Maine-et-Loire et, sans doute, quelques familles de l’aristocratie, loue ou achète de petites fermes (12 à 15 ha) dans les environs, et quand les anciens se marient, il les y installe en métayage, leur prêtant l’outillage du centre en échange de journées de travail aux moments de presse au centre. Très jolie formule de phalanstère catholique. Par contre, la ferme d’A..., ferme expérimentale de l’institut catholique d’Angers, est ce que j’ai vu de plus pauvre, de plus sale, de plus ignoble au monde comme bêtes et comme cultures. Le purin des étables va droit à la mare aux canards où boivent les bêtes ; pas une fenêtre dans les écuries ni dans les étables, des bêtes étiques et merdeuses, sûrement tuber­culeuses et un vignoble dégueulasse ; j’étais content de voir avec les enfants le type complet de ce qu’il ne faut jamais faire. Le lendemain, près de Saumur, un viticulteur de 86 ans, vieux républicain radical de race, nous montra des caves splendides ayant des kilomètres de long dans la falaise et nous fit goûter du vin à 30 francs le litre, prix de production.86 Un type admirable, sorte d’artiste, de génie dans le genre viticulteur, et se livrant à des diatribes poli­ tiques qui m’émurent parce qu’il me rappelait de vieux amis de mon père, que je voyais à la maison dans mon enfance, de ces vieux ruraux dont l’âme républicaine était aussi dure que le squelette et comme on n’en fait plus. avons couché à Châteaudun, dont le beau intéressa les copains (immenses cuisines, donjon, etc.). ====Âmes charitables==== * //18 mai 1923// * Nous château cachots, Le Peuple te donnera un récit de mon dernier dimanche ; mardi, j’avais à déjeuner dix-huit vieilles et honorables personnes très pieuses (dans des religions différentes), dites « à âme charitable » (fonction naires stupides s’occupant de sections cantonales, vieilles dames en quête d’une décoration pour leur rôle dans des comités philantropiques, etc.). Elles ont été aussi bêtes que les communistes et ont bouffé de la tarte comme des porcs à l’engrais... ====Le dompteur==== * //5 juin 1923// * ..."P.-S. — J’oublie est venu me demander l’essentiel : le sous-préfet de la part du préfet si je l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 87 ne voulais pas me présenter à un des deux sièges de députés vacants en Seine-et-Oise et pour lesquels l’élection a lieu dimanche en 15 ; je lui ai répondu qu’il ignorait tout à fait mes opinions politiques, puisque je ne les lui ai jamais dites et que je suis en aussi bons termes avec des curés qu’avec des communistes (voir l’article du Peuple que je t’ai envoyé) et que, à quiconque le chargerait de m’offrir une place au Parlement, il n’avait qu’à répondre que cela équivaut pour moi à une offre de place de dompteur dans une ménagerie. » ====Franklin Bouillon==== * //6 juillet 1923// * Je te quitte, car je vais recevoir M. Franklin-Bouillon, qui sera mon député dimanche prochain et notre ministre des Affaires étrangères avant un an. C’est une crapule; j’ai quand même voté pour lui, parce qu’il a pris nettement position contre Poincaré. ====L'Allemagne vers la dictature==== * //12 novembre 1923// * ... « Je suis tellement désolé de voir les événements politiques se dérouler avec la rigueur tragique que je prévois depuis dix mois, que je peux difficilement88 tendre ma pensée sur un autre sujet. L’Allemagne, affamée, va acclamer un dictateur quelconque, peu importe qu’il soit empereur, maréchal, ou même bolcheviste ; ce dictateur ne pourra asseoir son pouvoir que sur un grand mouvement patriotique, une guerre. N’est-ce pas ce que désire Poincaré chez nous ? Je n’en suis plus certain. Cette politique têtue, qui nous a aliéné, depuis janvier, l’estime ou l’amitié du monde entier — même les Belges nous ont lâchés à juste titre — ne cherche-t-elle pas à déclancher une nouvelle guerre qui, forcément, aboutira à un traité autre que l’inapplicable traité de Versailles ? L’Amérique ne peut que secourir l’Allemagne « victime de notre nationalisme » comme elle nous a secourus il y a six ans ; l’Italie profitera de l’occasion pour nous chiper en douce Nice ou la Tunisie, à la grande gloire de ce dangereux fantoche qui a nom Mussolini. L’Angleterre luttera contre son chômage en fabriquant du matériel de guerre pour les meilleurs acheteurs et tirera les marrons du feu. Et nous serons, nous, comme l’Allemagne et comme la Russie, ruinés et meurtris pour de longues années. Voilà ma triste prophétie, mon chéri ; et j’ai peur que la guerre soit très prochaine. A moins que, d’ici très peu de jours, le Sénat foute Poincaré par terre et qu’on ait enfin un gouvernement honnête qui, n’étant plus l’instrument d’un unique et pernicieux groupe de métallurgistes impénitents, rompe nettement avec toute la politique des Clémenceau, Tardieu, Poincaré, suivie depuis cinq ans 89 hier, et pratique, avec nos anciens alliés, une poli­ tique d’union indispensable à la paix, et, avec l’Allemagne, une politique d’affaires, comme, seuls, certains groupements industriels la pratiquent depuis trois mois... » ====Candidature==== * //12 mars 1924// * ... Cela t’amusera de savoir que j’ai eu une heure et demie d’entretien avec Franklin-Bouillon qui voulait à toutes forces m’avoir sur sa liste. Tu connais mes arguments personnels pour ne pas faire de politique : je fais un métier qui me plait et qui est utile, je n’ai aucune raison pour chercher à en faire un que je hais depuis vingt ans. Comme j’ai dit à F. B... : « Si on se présente, c’est ou pour être élu ou pour être battu. Je n’ai aucune envie d’être élu, n’ayant rien des qualités requises pour réussir au Parlement, et détestant toute la basse besogne qui occupe un député dix heures par jour. Si je vous apporte simplement mon nom, certain que je suis d’être battu — mais je reconnais que mon nom sur votre liste vous apporterait quelques voix (et c’est tout ce qu’il veut, le mec, à moins de vouloir aussi mon pèse, ce pour quoi il peut se brosser) — il m’est impossible, ensuite, de refuser les diverses candidatures qui se présenteraient et qui ne m’intéresseraient nullement, telles celle au Conseil général où, si je voulais, je serais élu aisément et sans grands frais, à la mort du vieux Caraman. » Bref, j’ai poliment développé au futur ministre des Affaires étrangères le mot a merde » sous toutes ses formes. 18 mars 1923 ... J’ai liquidé Franklin-Bouillon, après une nou­velle et cordiale entrevue où il ne put ébranler ma ferme résolution, par une belle lettre qu’il peut publier où il veut. En éjaculant cette épître, j’avais l’impression d’être un vieillard chenu, âgé de plus de 80 ans, n’osant pas répondre « merde » en cinq lettres, et ressortant d’un fond de tiroir poussiéreux toutes les vieilles formules républicaines qui traînent depuis 1848 dans les petits journaux de province... Je crois que si F.-B... la publie, il en fera sauter des phrases trop vives contre le Gouvernement (car, au fond, il est en termes excellents avec Poincaré et Colrat) ; mais s’il fait cela, ce qui me confirmerait qu’il a beaucoup de gueule, mais peu de couilles au cul, je lui ferai le coup de publier la lettre intégrale dans un journal socialiste du département. Et, là, je rigolerai vraiment... ====Les élections en Seine-et-Oise==== * //9 mai 1924// circulaire une griffe « Tardieu », adressée non à la mairie mais à mon nom personnel me priant de surveiller, avec des amis, dimanche, l’honnêteté du vote, « d’empê­cher des fraudes », etc. Cela m’a tellement dégoûté que j’ai cru que c’était une manœuvre des commu­nistes. Ma matinée s’est passée au téléphone. A 8 h. 1/2 : « Allô ! le secrétaire de M. Tardieu ? Cette lettre émane-t-elle de M. Tardieu ? — Oui. » Je raccroche, je saute sur ma plume et j’éjacule une prose que tu devines. Puis rendez-vous, à la descente du train, à 13 h. 3/4 avec J... qui connaît le secrétaire du Quotidien ; à 14 heures avec Franklin Bouillon. Celui-ci est ravi de mon texte. Et je viens d’envoyer recommandée à Tardieu une lettre que, dans une he• ure, F’ rank'l*in port* era à • L'Œuvre et J... au Quotidien. Car il n'y a plus le temps matériel de faire une affiche ou un tirage spécial pour Seine-et-Oise, et dont je te copie les dernières lignes : « ... il faut que vous ayez une bien piètre opinion du corps électoral et que vous considériez domme naturels chez les électeurs des actes immoraux qui relèvent des tribunaux. Au nom de mes concitoyens conscients de leur devoir, je vous demande sur quoi vous vous basez, vos colistiers et vous, pour nous juger à ce point méprisables ; est-ce sur une conception particulière de la moralité civique, telle­ ment ancrée dans vos esprits que vous jugez tous les électeurs d’après vous-mêmes ? Demain les électeurs vous prouveront, Monsieur Tardieu, qu’ils n’attendent pas de vous des leçons d’honnêteté. C. F.-D. Maire de Fontenay-les-Briis. Si cela paraît dans les deux feuilles en question, cela peut faire rayer son nom par des électeurs réactionnaires mais susceptibles, qui voteront pour sa liste sans lui. Et cela m’attirera de sa part, sans nul doute, si c’est publié, une lettre d’insultes qui m’amusera énormément, même si elle finit par une paire de claques » ====Départ de Millerand==== * //3 juin 1924// "... Ici, tout va : la question Millerand est au dernier plan de mes préoccupations ; le maintien ou le départ de ce gros homme n’a qu’une impor­tance infinitésimale. Les socialistes, et même L’Œuvre, ont été grotesques et maladroits de faire contre lui une campagne si violente, d’allure de campagne électorale, qui lui donnera, quand il partira, aux yeux de beaucoup de millions de Fran­çais (et peut-être de quelques étrangers importants, italiens par exemple) une auréole de martyre et une allure de victime de révolutionnaires. Il ne fallait pas poser la question avant la réunion du Parlement, il fallait simplement le laisser tomber, le lasser en quelques semaines, après avoir commencé à gou verner. S’il ne partait pas, et si un radical ambitieux autre que Herriot prenait le pouvoir, à côté de Millerand, nous donnerions au monde un spectacle de guignols gueulards et impuissants. Si Herriot 93 prend le pouvoir après-demain et si, poussé par le Sénat (où Poincaré très puissant doit mener en sour­dine une campagne ignoble contre Millerand), Millerand démissionne vendredi, les radicaux ni les socia listes n’en seront plus grands ni plus forts. Doumergue, bon viticulteur du Gard (comme Fallières, jadis, du Lot-et-Garonne) — s’il est président de la Répu­blique, sera honorable et quelconque — mais Mille­ rand, victime d’une secte politique qui, actuellement, donne le spectacle de se foutre de la Constitution par rancune contre un individu, sera un chef d’oppo­sition rudement puissant, susceptible de préparer les plus graves ennuis à son successeur. Ce n’est pas vrai que le pays tienne au départ de Millerand ; le pays s’en fout, pourvu qu’il ait des ministres et des parlementaires actifs, souples, intel­ligents, sachant voir grand, et prendre des résolu­tions énergiques non contre des hommes mais pour agir sur les événements ou sur les peuples voisins. Millerand, chassé du pouvoir par des gueulements de réunions publiques d’hommes, au fond dénués de convictions profondes, sera, à mes yeux, bien plus dangereux que Millerand, à l’Élysée, annihilé, vexé, et peut-être lassé par un Gouvernement opposé à ses idées des dernières années. Fermez le ban, discoureur politique. »4 aux obsèques d’Anatole France, « ... Maintenant, sache que je n’ai pas assisté ====Anatole France==== * //ig octobre 1924// * car je l’admire bien trop pour me livrer à une si stupide manifes tation : je suis d’ailleurs persuadé que cet homme, si coquet, aimant la flatterie (il épousa sur la fin de ses jours sa vieille bonne qui l’admirait à 75 ans quand il sortait de sa baignoire), aurait été heureux de sa glorification universelle — presque de sa déification. C’est le plus bel écrivain français qui ait vécu depuis de longues années mais, ni pour la profondeur de la pensée, ni pour la vie sentimentale ou personnelle, ni pour sa moralité, il n’était très recommandable. Il me donna certaines des plus pures joies littéraires de ma vie (quel événement pour moi, il y a quinze ans, quand il faisait paraître un nouveau volume !), mais je l’ai trouvé toujours bien mépri sable par certains côtés de maquereau mondain, indéniables. » ====Présentation du film de Bel-Air==== * //9 janvier 1925// * ... J’aspire à prendre deux ou- trois jours de détente avant que la présentation de mon film, en février, m’amène un surcroît considérable de1 95 ... Je crois t’avoir écrit que je prévoyais que ====Les bénéfices agricoles===== * //3 mars 1925// ====Appui du ministre==== * //23 mars 1925// * mon film ne pouvait être projeté qu’en mai, à cause des «bureaux». Mais, le samedi 14, je revis Oueuille « ... Je vais t’envoyer incessamment du pèse, du fromage et un ou deux bouquins. Je t’ai envoyé le compte rendu de la discussion à la Chambre de l’amendement Compère-Morel sur les bénéfices agricoles : c’est, à mon avis, le réactionnaire Capus qui a eu le plus de bon sens. » « « =====III. L'ENTRE-DEUX-GUERRES: LA F.A.A.B.A.===== besogne, d’organisation et de correspondance : c’est que, s’il réussit, je me mets à la disposition de quiconque veut le présenter (offices agricoles, sociétés d’agriculture provinciales) pour laïusser une demi-heure sur ce que j’entends par apprentissage agricole, et sur les moyens de développer le sens de la responsabilité chez l’enfant. Une petite notice de deux pages va d’ailleurs jaillir de mon cerveau puissant, pour expliquer le but de ce film, et servir de canevas de laïus à des instituteurs qui voudraient le faire passer dans leurs classes. » et, devant de hauts fonctionnaires hostiles, à qui il donnait des ordres autoritaires, il me fit entrer, m’accueillit en ami, sortit son agenda, et il en résulta la carte que je t’envoie comme relique... ... Le directeur de l’Enseignement primaire de la Seine m’a promis d’envoyer une circulaire à tous les directeurs d’école de Paris et banlieue, circulaire dont j’ai fait le texte et qu’il doit signer. Et, malgré cela, je ne suis pas certain d’être arrivé à ce que les six cent cinquante places de la salle soient occupées, puisque je n’offre ni buffet, ni femmes à poil, mais que, sur l’écran, je me contente d’envoyer une motte de fumier vers le public (ce que je n’ai d’ailleurs pas annoncé sur les invitations)... » ====Le film de Bel-Air==== * //28 mars 1925// * ... Ma présentation de film n’a pas mal marché : il y avait quatre cents à quatre cent cinquante personnes. Très peu de parlementaires : deux séna­teurs et, je crois, zéro député (je m’en fous). Quelques fossiles très décorés des milieux agricoles. Massé a été pontifiant, mais n’a pas dit de grosse connerie à propos de Bel-Air : il avait mieux compris que je n’osais l’espérer la leçon que je lui avais faite. Il ne parla guère que pendant le quart d’heure désiré. Oueuille se crut obligé de dire en mon adresse quelques phrases on ne peut plus 97 amicales, de quoi faire baver de jalousie tous les ronds-de-cuir hostiles, si tant est qu’un rond-de-cuir puisse baver. Le film se déroula dans un mouvement parfait (ce qui me fit plaisir, car certaines scènes, filmées un peu trop vite, risquent, si elles sont tournées vite à la présentation, de donner l’impression que j’ai des bœufs champions de courses à pied) et dans une excellente lumière. » ====Maire==== * //20 avril 1925// * "... Finalement, je suis obligé de me présenter aux élections municipales : puissé-je être 5e ou 6e de la liste, de manière à ne plus être maire : je n’ai aucune envie de m’appuyer le dressage d’un secré­taire de mairie, quand M. Tison prendra sa retraite dans six mois. A mon regret, il n’y a pas encore de liste adverse, et je ne veux pas faire les frais d’en payer une, quoique ce soit de pratique courante. Je ne te parle pas de politique : toute prévision d’événements me semble impossible. Que dira l’Amé­rique à Hindenburg, que dira l’Angleterre à Caillaux; et que diront à Caillaux ses collègues du ministère, qu’il doit mener comme on mène de vieux chevaux rétifs ? L’Œuvre est bien mal faite, et le Quotidien ne vaut guère mieux : depuis deux mois, je suis vainement à la recherche d’un journal lisible. »98 ====Finances et gabegie==== * //29 octobre 1925// * «... La bourgeoisie est affolée, les jouisseurs — s’ils craignent de n’avoir pas pris encore assez de précautions pour camoufler leurs millions aux yeux du fisc — tremblent à l’idée de devoir réduire leurs dépenses de luxe. Et chacun cherche à mettre ses biens à l’abri des « dévalorisations » et des impôts. J’avoue que nos politiciens sont au-dessous de tout. Tous, de Caillaux à Blum en passant par Painlevé et Herriot, se montrent d’une impuissance égale, dans la découverte de la solution financière. L’impôt sur le capital, dont j’étais partisan acharné en 1919 (comme de la vente de la Martinique aux États-Unis) n’est plus qu’une formule théorique d’un système qui n’aboutira à rien de plus efficace qu’un emprunt raté comme le dernier. La réforme administrative, qui serait un vrai remède, personne n’y pense. Et, s’il y a dissolution de la Chambre et élections géné­rales, la surenchère et la rhétorique démagogique joueront le plus grand rôle: personne n’a de convic­tions, même les S.F.I.O., victimes de mots. Seule­ ment, je ne m’en fais pas, du moment que mes fils sont heureux et qu’ils ont entre les mains le métier qui sera toujours certain de nourrir son homme. »l’entre-deux-guerres 99 ====Crise politique==== * //28 novembre 1925// "... La crise politique ne me fait pas la bile que tu pourrais croire.. tous ces parlementaire s sont des pantins. Je suis très sévère pour la conduite des socialistes depuis trois jours : je doute que le "manifeste au peuple" qu’ils annoncent me fasse changer d’avis. Et je ne donne pas un mois de vie au minis­ tère Briand, dont on attend la formation. Ne crains rien : s’il y a dissolution de la Chambre, ce n’est pas encore mon nom que tu liras sur les affiches électo­ rales. Cette politique de « groupes » sans système (sauf les S.F.I.O. qui ne sauraient 1 appliquer) est ridicule et néfaste. Heureusement que les Fascistes sont niais ! Sans quoi ils deviendraient dangereux,» ====Nécessité des impôts==== * //14 décembre 1925// « ... Le monde est bien nauséabond : la Syrie, Mossoul, la diminution des impôts en Amérique, et la lâcheté des Français ; que signifie ce sursaut de fureur contre les projets Loucheur ? Sinon que les grands bourgeois et les financiers ne veulent pas casquer, et que les fumeurs geignent de la hausse du tabac ? Évidemment, ces projets comportent100 des injustices, évidemment ils feront monter le prix de la vie. Mais dans quel pays existe-t-il un système d’impôts équitable ? Il faudrait un fonctionaire pour vérifier les déclarations de dix contribuables ! Et comment s’en sortir sans faire monter le prix de la vie, du moins de la plupart des objets nécessaires : car je ne vois pas pourquoi le charbon et le pain monteraient parallèlement aux valeurs de bourse étrangères et aux soiries. Si les grosses dames du faubourg Saint-Germain jugent que le meilleur placement est un collier de perles (cela existe, depuis dix ans, ces gens-là), je leur interdis de maudire le Cartel sous prétexte que les obligations de chemins de fer baissent. Et cet exemple explique une grande partie de « l’inquiétude des classes aisées et des milieux financiers » — car « l’inquiétude des milieux politiques » n’est que la crainte d’une dissolution de la Chambre et d’une non-réélection presque générale. Quel malheur que les Socialistes soient trop bêtes pour ne pas pouvoir agir et faire mieux ! » ====Delaisi==== * //5 janvier 1926// * « ... Ayant travaillé une partie de la nuit de Saint- Sylvestre et terminé dès le Ier janvier midi tous mes comptes, plus douloureux que ceux de 1924 (mais je m’en fous, tant que je suis assez costaud pour pouvoir mener la vie que je mène, sans vacances),l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. je me suis octroyé trois jours de suite, trois séances de lecture d’un après-midi : et ce fut très voluptueux. Je suis ravi de t’avoir envoyé le bouquin de Delaisi, que je n’avais pas encore ouvert, et que je n’ai d’ailleurs pas fini : c’est, presque constamment, l’expression claire et simple de tout ce que je pense depuis environ treize à quatorze ans, et surtout depuis sept ans. Je voudrais en voir publié un résumé en soixante pages à l’usage des écoles primaires et, si j’avais le temps, je me ferais présenter à Delaisi et je lui offrirais de le fabriquer. Mais je crois rai­sonnable de ne pas me lancer dans cette voie... » ====Steeg==== * //14 janvier 1926// * « ... La presse m’apprit aujourd’hui que Steeg alla te rendre visite. J’espère que tu as coupé aux revues de détail et de pieds de châlit qu’amène toujours ce genre de distraction, et que ce petit professeur protestant et constipé à qui la pénurie d’hommes actuelle a permis de devenir un roitelet, n’a pas troublé trop insolemment ta vie normale. » ====Plénitude==== * //3 mai 1927// * Mon aimé, Ton télégramme de Tanger me parvient à l’instant ! Il fait, ici, depuis samedi, un temps si radieux que102 je ne doutais pas que tu eusses une bonne traversée. ... Dans quelques jours, je souhaiterai de nouveau la pluie. Actuellement, étant largement à jour, je jouis du soleil, du muguet, des tulipes, et je me laisse aller à me dire que la vie, qui m’a donné la joie de t’avoir près de moi pendant huit mois, au moment où mon œuvre de huit ans se confirme féconde, est une vie bien douce, bien pleine — que j’interdis à quiconque de qualifier de dure, de soli­ taire ou de pénible. Quand, il y a plus de douze ans, j’appris la mort-naissance de mon enfant, je me consolai vite à la pensée que j’en aurais d’autres : quand, il y a dix ans, je sentis à distance chez ma femme une telle insensibilité que je prévoyais mon divorce après guerre, je me dis encore que c’était là accident banal — et que je saurais recréer autour de moi une atmosphère de bonheur : sous quelle forme, je ne l’envisageai pas. Ta tendresse, mon chéri, n’évoque en moi le souvenir que d’un senti­ ment : celui que je portais à mes parents, avec qui je vivais en absolue intimité. Et de sentir en toi, devenu homme, non seulement la plus profonde tendresse filiale, mais la plus fraternelle affection d’ami — tu n’imagines pas le bien que cela me fait. Je ne conçois plus pour moi la possibilité de ressentir un ennui, d’avoir, non pas du découragement, senti­ ment que j’ai toujours ignoré, même aux époques les plus cruelles — mais une heure de cafard. Tout est pris du bon côté, quand on a la joie d’avoir un fils comme toi. Et tout semble plus beau —l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 103 soleil, fleurs, oiseaux — quand on sent que tu es heureux, que tu connaîtras, jeune, l’indépendance et le bonheur de faire quelque chose par toi-même, que tu entres dans la vie avec le plus de conditions • de bonheur réunies. L’éloignement ? Je n’y pense déjà plus. Ce n’est rien, la distance, quand il y a intimité, fusion de sentiments et d’idées comme entre nous — commun amour de la vie et de la beauté sous toutes leurs formes. Oui, mon chéri, cela a été chic, les derniers mois : les mois à venir seront encore plus beaux... » ===="Retour à la terre"==== * //10 mai 1927// * "... Vendredi, journée du « Retour à la terre » du département de la Seine. Gâtisme ambiant dépas­ sant tout ce que j’attendais ; et pourtant, Dieu sait si j’en attendais du gâtisme! Aucune organi­ sation, aucun travail classé ; des rapports vaseux, des suggestions banales de directeurs de services curés de province ont semblé m’indi­quer que, évidemment, tout le monde laïusse et personne ne crée. D’ailleurs, quand je suis arrivé, le « secrétaire du Comité du Retour à la terre », jeune et élégant rond-de-cuir moderne style, s’est jeté sur moi, suivi de son sénile président, en me disant que mon rapport était le plus intéressant de tous et que je devrais le lire ; tu n’imagines pas l’envie de fou rire que j’ai réfréné en lisant, le soir104 à 16 heures, devant vingt-cinq personnes dont vingt- trois gâteux, mon topo agricole patriotique. Cela a amené, dans deux ou trois journaux parisiens, des petites mentions pouvant susciter des candidats. Samedi, charmant déjeuner à Paris : Malherbe, Queuille, Labbé, Franceschini (directeur du bureau des bourses à la Préfecture de la Seine). J’ai d’autant plus parlé de toi — dont Malherbe s’enquit — que Queuille doit partir demain pour Boufahrik et que je lui ai parlé de M. Paulian. Il a été charmant. Je pense que Labbé viendra déjeuner ici la semaine prochaine. Quant à la Préfecture de la Seine, il n’existe actuellement aucun crédit permettant de subventionner des apprentis non pupilles de la Nation ! J’ai émis l’idée que le département devait considérer comme un devoir de prolonger les bourses d’internat primaire (comme en eurent, jusqu’à 13 ans, plusieurs Bel-Airois) par des bourses d’apprentissage, agricole ou autre, surtout agricole. Queuille a appuyé. Nous verrons la suite. En tous cas, tous ces gens-là sont, en paroles, bien disposés à mon égard ; et Labbé est un homme précis, simple et énergique qui te ====Lectures==== * //21 mat 1927// * ... A Soissons. Un éblouissant sergent nous atten­dait à la gare, orné de galons d’or datant de trois (ours./ 105 ... Je lui ai enjoint de profiter de ces mois d’inertie pour lire les bons auteurs que je vais lui envoyer (choix de Voltaire, Rousseau, Renan, etc.). ... J’attends lundi Leroy avec le Comité d’inscription au nouveau livre généalogique de Large White. » ====La grèle==== * //7 juin 1927// * "... Le tourbillon de grêle : venant de Beauce, s’arrêtant à la croupe Bligny-Milleron-Butte-brûlée ; nuit du 30 au 31, à minuit. A 6 heures du matin, les enfants m’ont remonté du parc des grêlons gros comme des œufs de poule, non fondus. Il s’étendit sur environ 25 km. de long et de 300 à 400 mètres de large. Chez moi, relativement peu de dégâts ; aucun animal n’a souffert, aucun arbre important n’est tombé. Les carreaux du toit de Soucy se sont fracassés sur ceux de la cage d’escalier, et l’escalier de la maison a été transformé en chute d’eau ; il est sec maintenant, et cela a lavé les tapis-brosses. Les carreaux de l’orangerie ont été partiellement zigouillés... Aux pommiers la moitié des fruits a été hachée : il en reste beaucoup. Aux Bordes, à Graffard, peu de mal. Pièces 1 et 2, trèfle couché. Mont-Louvet partiellement raviné, mais patates non hachées (ce qui est la grande veine, car ellesQUELQUES LETTRES étaient à la limite de la trombe). Osier entièrement haché et étêté. Tout cela est peu, à côté des dégâts subis par trois ou quatre cultivateurs de la vallée que je considère comme à demi ou aux deux tiers ruinés... Naturellement, pour une fois, je m’occupe de ma commune ; car s’il y a 400.000 ou 500.000 francs de dégâts (ce que j’évaluerai ce soir, quand j’aurai mes cinquante déclarations de sinistres), je pense que le Conseil général accordera i/20e d’indemnisation, et il s’agira de faire attribuer ce i/20e à ceux qui en auront le plus besoin. A Courson, à Saint-Maurice, je crois qu’il y a quelques ruines complètes. A dessein, je n’ai d’ailleurs pas encore mis les pieds dans les champs sinistrés hors chez moi, ne voulant pas, ultérieurement, être soupçonné d’avoir poussé un tel plutôt qu’un tel à déclarer ou à ne pas déclarer l’importance du dommage subi. Je ne m’habillerai en porteur de bonne parole qu’à partir de demain, quand j’aurai collectionné toutes les déclarations de sinistres établies par les seuls sinistrés sous leur unique responsabilité. Alors que, pour la cinquième fois de l’après-midi, ( je m’étais remis à dresser le détail des outils à commander, à 19 heures, arrivée de la cinquième auto de luxe de la journée : les de Z... Monsieur, Madame et quatre grands enfants (dont deux, de 17-14 ans avec des gueules de gouapes terribles). Mme de Z..., toujours éclatante, toilette et bijoux d’un goût impeccable, aimable, vive, intelligente : j’étaisl'entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 107 aux que vraiment fait pour avoir une maîtresse alliée familles royales d’Europe ! M. Z..., moins bête d’habitude, et très cordial... J’espère qu’ils n’auront pas eu de crevaison en repartant à 20 heures, car ce serait la faute des Juifs. J’ai bien envie de les inviter à déjeuner avec l’évêque de Versailles et l’archevêque de Paris, en attendant que le Pape daigne venir bénir mon hangar. » 18 juin 1927 « Le total des dégâts commis dans la commune (Chardin et moi exclus d’un commun accord) atteint, dans mon évaluation détaillée et raisonnable, 290.000 francs. Courson déclare 750.000 francs. Je suppose que les sinistrés recevront au plus 5 % ====L'Âge d'or est loin==== * //1927// * « ... Ce que tu me dis de la mentalité de X... et Z... ne me surprend pas ; tu auras encore, dans ta vie, mon chéri, bien des surprises dues à l’égoïsme, à l’âpreté, à la vanité parfois criminelle des hommes ; d’indemnisation. »QUELQUES LETTRES 108 l’âge d’or est loin ! On ne peut que prendre les hommes comme ils sont, ne pas chercher à les corriger quand ils ont dépassé un certain âge, et ne jamais se laisser soi-même influencer par la méchanceté d’autrui, de façon à avoir le sentiment, non pas d’une supériorité morale sur les mufles, mais du moins d’une conduite s’efforçant de ne chagriner ni faire volontairement souffrir personne... Je vais te faire envoyer le Ghardaïa, de Chevrillon, où il y a des pages magnifiques. » ====À LA JUSTICE DE PAIX D’ARPAJON==== * //il juillet 1927// * « ... Tu penses que je ne laisserai pas passer tes 21 ans sans une manifestation tangible de ma ten­ dresse. Il y a cinq cents ans, je t’aurais armé cheva­ lier (ah non, c’est vrai, mes ancêtres devaient, à ce moment, vendre des cacahouètes au Portugal ou de la friperie en Europe orientale !). Mais en l’an de grâce 1927, quid ? Veux-tu de l’argent, pour te payer quelques jours de vacances avant le 15 août ? Veux-tu un appareil de photo pour pouvoir faire un cadeau à un employé des chemins de fer maro­ cain ? Veux-tu autre chose pour ton installation future ? / J’ai la flemme de te raconter l’audience de ven-l'entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 109 dredi à la justice de paix d’Arpajon, où je gagnai l’affaire de Hughes moralement, sinon tout à fait matériellement (car, vu l’imprudence qu’il commit en signant, sans intimidation, et sans en prévenir personne, l’acceptation de son nouveau salaire, on ne lui accorda que 200 francs au lieu des 400 francs demandés). Ce fut épique, car l’adversaire avait, pour le soutenir, élu un vieil avoué complètement sourd dans l’oreille de qui je gueulais des réponses humoristiques en m’éventant avec les lettres recom­ mandées refusées par son client : le public pouffait, applaudissait, le tribunal se gondolait, moi-même je charriais tant que je me laissais gagner par le fou rire, et le malheureux Lefebvre était, à côté de son avoué, blafard, sinistre, se sentant la risée du canton d’Arpajon. A ma sortie, je fus félicité par des cultivateurs de son village ! C’est un succès. Un seul détail te fera rire : son avoué ayant demandé la nomination d’un cultivateur pour expertiser que « Hughes ne valait pas plus de 20 francs par mois », dans ma réponse, je refusai cette conclusion, en avisant le tribunal que, s’il croyait devoir y faire droit, je demanderais qu’il y soit adjoint trois autres experts : un médecin des hôpitaux de Paris pour examiner ses biceps ; le docteur des services agricoles, pour examiner ses connaissances théoriques, et un * homme du monde coté pour expertiser sa bonne éducation. Tu vois d’ici le ton, la rigolade du public et des juges, et l’effarement du vieil avoué sourd. Le reste fut à l’avenant. »IIO QUELQUES LETTRES ====RÉCOLTE==== * //23 août 1927// * " ... Ici, événement sensationnel, formidable est mardi 15 heures ; depuis dimanche 17 heures, il n’a pas plu ! Mais, la semaine dernière, ah, mon chéri de quoi décourager toutes les vocations agricoles ; entre deux averses on voyait les culti­ vateurs faucher à la main leurs avoines couchées ; le surlendemain, on retournait les mêmes avoines germant. Enfin, pour nous-mêmes, je ne me plains pas trop : d’abord, nous sommes les seuls qui ayons pu rentrer du grain sec avant les pluies aussi quoti­ diennes que violentes. Ensuite, malgré la verse aux Glaises, tout a pu être fauché à la machine, sauf quatre ou cinq ares. Et, depuis hier après-midi, je te prie de croire que cela barde. Tout le monde y met du cœur, les quelques flemmards sont occupés à la cour et au potager pour que la rentrée ne soit retardée par aucune mauvaise volonté : et s’il fait sec et ven­ teux jusqu’à la fin de la semaine ; tout sera fini samedi. Le blé n’a pas du tout germé, l’orge non plus : pour l’avoine il m’est impossible de préciser dans quelle mesure il y en a de perdu... A ma stupé­ faction, les maladies ne semblent pas faire de progrès affolants dans mes patates et la commande que je viens de faire de quatre cents sacs neufs t’indique que j’ai l’espoir d’en vendre pas mal de kilos àl’entre-deux-guerres : LA f.a.a.b.a. iii mes amis et connaissances dès leurs rentrées de vacances. Pour ne rien te cacher, je t’avoue que j’ai commandé... un tarare neuf à grilles inclinables. Le hangar-magasin a eu encore, cette semaine, pas mal de visiteurs qui se pâment. Si je savais y faire, j’installerais un tourniquet à la porte ou un thé dansant dans le magasin à grains, avec un petit bordel dans la réserve à outils... » ====CONSEILS AU DÉBUTANT==== * //20 septembre 1927// * « ... Que tu trouves la tâche difficile, je le désirais et je l’espérais ; le contraire eût été impossible. Mais il ne faut pas que tu en aies du cafard, mon aimé ; sois fatigué le soir, dépense au début plus d’argent que tu n’en gagnes, tout cela est prévu et je suis là pour t’aider. La tâche est vaste : ne veuille pas tout faire à la fois ; il était évident que ton prédécesseur mécontentant T... et S... laisserait l’outillage, les harnais et les terres en mauvais état : c’est comme cela partout, dans la vie ! Quand une bonne se fait renvoyer, elle ne fait pas le ménage la veille de son départ ; et quand le fermier s’est résolu, pendant la guerre, à quitter Bel-Air en 1919, il a laissé le chiendent pousser partout. Il ne faut pas vouloir qu’en quinze jours, ni même un mois, *112 ni même en deux mois, une exploitation mal tenue soit transformée de fond en comble. Il faut sérier les questions, et, avec ordre, améliorer petit à petit les parties les plus défectueuses d’une affaire ... Jouis de ta liberté et de ton initiative, et prends ton temps pour t’acclimater, t’organiser et avoir ton affaire en mains. S’il te faut de l’argent, écris-le moi. Si tu veux des fromages ou des pommes de terre (qui valent ici de 35 à 60 centimes le kilo), ou des macaronis, ou autre chose, écris-le moi en me donnant une adresse pour colis. ====Prêt d'argent==== * //10 octobre// * « ... Je vois, chéri, que la question d’argent te tracasse. Si tu veux que la somme dont tu as besoin soit un prêt, appelons-la prêt : sans intérêt, à trente ans, avec hypothèque sur un siège de l’auto que tu achèteras en 1935 ou 1936. Comme cela, cela colle ; tu me signeras un reçu, comme cela tu seras content. La question est de savoir de combien tu as besoin, d’ici six mois, par exemple... Si tu veux, mon chéri, considérons l’argent que je t’ai remis depuis six mois comme la dot d’un père à son fils : ou bien que ce soit lors du mariage avec une mouquère, c’est lors du mariage avec la liberté ; et tu n’en abuses pas ! Et je voudrais bien,l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 113 pour eux, que tous les capitalistes reçoivent de leur argent l’intérêt que je reçois du mien, sous forme de joie, de bonheur, d’assurance de succès. J’ai mon bureau plein de capucines qui embaument et de livres qu’Edmond feuillette, ou d’autres, car je n’ai pas le temps de lire. J’ai Bel-Air plein de bons gosses, j’ai parmi eux des fils d’une tendresse . absolue... j’ai dix à douze lettres d’anciens par semaine. Crois-tu que l’argent qui t’est nécessaire me prive d’une joie quelconque, même si je le classe dans la somme annuellement prélevée sur mon capital ? Tout ce qui peut arriver, mon trésor, c’est que je n’aille pas au Maroc en 1929, eh bien, nous nous prouverons l’un à l’autre que nous avons la force de rester séparés... » ====La classe à Bel-Air==== * //20 octobre 1927 * « ... La classe marche bien. Pour les petits, chaque semaine : deux lectures expliquées avec Gaillard, trois devoirs écrits, une classe générale et patronale d’agriculture ou d’instruction sociale. Je dois dire que, hier, Roussel — pourtant en léger progrès — me déclara que Napoléon connaissait la T.S.F., que, lorsque je naquis, les bateaux à vapeur n’exis­ taient pas encore, et que la bataille de Waterloo eut lieu en 1870. Tu vois que les queues de classe n’ont rien perdu de leur imprévu... »ii4 QUELQUES LETTRES ====Le cul terreux==== * //16 novembre 1927// * « ... Oue tu maudisses une pluie venue trop tôt ou trop forte, comme tu aurais maudit dans quelques semaines une sécheresse trop complète et trop tenace, cela indique que tu n’es pas sans te laisser affecter par la déformation professionnelle du cul-terreux qui déplore toute indélicatesse du grand Maître des vents, des pluies et des neiges : moi aussi, d’ailleurs. » ====Pessimisme==== * //12 décembre 1927// * « ... La prévision de ta totale solitude n’a pas laissé que de me soucier. Je suis certain que, si tu étais en contact plus continu avec des Français, la pourriture de la canicule, l’exploitation, que tu juges abusive, de la main-d’œuvre indigène, les manifestations de flemme, ou d’indélicatesse, ou de muflerie, que tu remarques chez les colonisés ou chez les colons, tout cela ne se dramatiserait pas, et serait accepté avec phisosophie 1 Comme je t’obligeais bien il y a un an, à ne pas ruminer avec tristesse ou aigreur les ennuis obligatoires de Bel-Airl'entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 115 (agitation de la directrice, cuite du chef de culture, sabotage des gosses, je m’en foutisme collectif). Il faut, mon bon chéri, combattre cette tendance à l’excessive sévérité : à ton âge, je l’avais envers les œuvres d’art (romans, tableaux, musique), tu l’as envers les hommes. Je crains que tu te recro­ quevilles trop sur toi-même, et que toi, si gai, tu t’attristes. Je voudrais sentir que tu t’efforces de te créer une vie sociale et que tu y réussisses; je voudrais que tu invites quelqu’un à partager la petite boîte de foie gras que je t’ai fait expédier avant-hier de chez Potin... » ====La maladie==== * //27 décembre 1927// * « ... Bel-Air est dans le grand chagrin : depuis jeudi, je veux te l’écrire, et ne puis me décider à ne pas attendre le lendemain. Ce matin, je suis relativement moins désespéré, pour la première fois depuis, jeudi. Mimile est atteint de la plus grave des pneumonies : hier, je t’aurais écrit « il se meurt». Je croyais que tout serait fini hier soir. J’ai vu clair jeudi matin, en entrant dans sa chambre ; ce matin, il a toujours 4009 (sans arrêt depuis cinq jours), mais, alors qu’il passa hier de la léthargie comateuse à la démence (on ne pouvait le maîtriser qu’à trois), ce matin, il est calme, et a sa tête plus qu’il nel’a eue depuis samedi soir... J’ai deux infirmières, dont une excellente. » ====Lot de consolation==== * //17 février 1928// * « ... Mon opinion sur ce sujet n’a pas varié depuis un an, et j’y suis hostile. En effet, mon chéri, pour prendre un lot de colonisation, tu es obligé de contrac­ ter deux engagements : l’un envers l’Etat qui te concède le lot, l’autre envers le prêteur qui te com­ mandite d’une forte somme... J’estime que c’est une trop lourde hypothèque dont tu grèverais ta jeunesse... Il ne faut pas qu’une jeune fille, que tu aies envie d’épouser, puisse te répondre : « Zut, tu t’es engagé pour quinze ans, je ne marche pas (et l’on n’est pas toujours certain de pouvoir recéder un lot), ni : tu as trop de dette, je ne t’épouserai que lorsque tout sera soldé »... Je comprends l’attrait qu’exerce sur toi l’idée de créer : c’est, dans la vie, le plus beau stimulant ; c’est la source des plus profondes joies. Je ne suis pas encore, malgré mes 40 ans, la vieille barbe qui te dit : « Ne risque rien, ne sois pas pressé, tu es jeune, etc. » Mais je te dis, sans hésitation : « Ne risque pas, avant d’avoir mis de l’argent de côté, une forte somme appartenant à autrui, et tout ton avenir sentimental... »,'0 117 ====La truie stérile==== * //28 février 1928// * « ... Une des truies que de Villefranche m’avait données étant restée stérile après neuf ou dix saillies a été abattue samedi : elle avait deux rates ! C’était d’ailleurs la plus belle de mes truies : je me demande si toutes les belles femmes stériles ont deux rates. » ====Retour de la Légion==== * //7 mars 1928// * « Vous avez bien gagné, depuis dix mois, de goûter le bonheur des retrouvailles en terre lointaine... Votre bonheur parvient à mon bureau, mes fils chéris, sans même que vous m’en écriviez. ... Maintenant, mon grand Justin, en avant pour la vie ! D’abord, à l’engrais, puis... à la reproduction ! (c’est l’ordre inverse de la vie d’un verrat). Sous peu... tu me parleras de Bou-F. et du cuistot avant de me parler de la Légion étrangère et des ignominies qui t’ont dessillé les yeux sur la bassesse des hommes. » ====Journaux==== * //28 mars 1928// * Justin m’a dit que tu n’es abonné à aucun journal quotidien. N’en éprouves-tu pas le besoin ? 4n8 Ne veux-tu pas le Petit Parisien où Romier, Bainville, Seydoux font presque chaque jour des articles de fond pleins de bon sens ? Un mot, et je t’y abonne. ... Désireux d’avoir Queuille, pour la première fois, à mon assemblée générale où je m’énorgueillirai plus que de coutume du résultat social de Bel-Air, je ne ferai cette assemblée qu’au mois de mai... » ====Déception==== * Une déception morale, cette semaine : muflerie inattendue de G..., certainement sous l’influence de sa famille. Ne se plaisant pas dans sa place, où il trouvait, sans doute à juste titre puisque je l’en avais prévenu, que son patron, trop intellectuel, cultivait mal, il m’avait déclaré vouloir changer et prié de lui chercher autre chose. Il devait arriver ici le 16, pour examiner les candidatures de patrons (parmi lesquels un garçon charmant que je connais personnellement, et qui, je crois, est excellent culti­ vateur quoique sortant d’école). Le 23, toujours rien de G..., mais trente-deux propositions de situation pour lui. J’envoie, chez sa mère, télégramme sur télé­ gramme (il y a des gens qui attendaient de moi la réponse promise pour le 24), et je reçois, mercredi, une lettre de G... qui fait le garçon de bistro chez sa mère et songe à faire de la culture... comme jardinier de square à Paris. Je n’ai pas besoin deI l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 119 te dire en quels termes je lui écrivis : cette façon de me traiter en larbin et de me bafouer, sc foutant du tort qu’il cause ainsi à ma référence, est vraiment un peu raide ! ====Conseil de mariage==== * //17 août 1928// * « ... Je souhaite que tu résolves bientôt le pro­ blème ancillaire et le problème matrimonial sans être obligé de choisir une bonne comme femme ni ta femme comme bonne. » ====Le pacte de Paris==== * //29 août 1928// * « Il y a ce soir quatorze ans, je gisais dans une vague ambulance improvisée d’un village de l’Aisne, avec trois blessures, pas de pansement, et une sacrée fièvre ! Je ne m’en porte pas plus mal aujourd’hui, et, quand j’évoque ton bonheur que je veux complet, je n’ai bougrement pas de regret d’avoir eu la veine d’en réchapper. As-tu lu le discours de Briand avant-hier ? La fin est du beau, du très beau Michelet. Et Je « pacte de Paris », c’est tout de même quelque chose... »120 ====Colette==== * //8 septembre 1928// * ...«Jet’ ai fait envoyer des bouquins, tant classiques que légers : La Naissance du jour, de Colette, livre fait avec rien, est une merveille de style étincelant et subtil. » Ralentissement de la correspondance en 1928 ; de une lettre par semaine à deux lettres par mois. ====Du mariage==== * //19 février 1929// * Te parler mariage, puisque tu me poses la ques­ tion : tu y as d’ailleurs répondu par avance en m’indiquant ma réponse : question d’espèces. J’ajoute loterie. Et j’ajoute : tous les projets de principe que l’on a sont toujours déjoués par les événements. Mon ami V..., très pressé de se fonder un foyer, chercha à se marier dès 21-22 ans et épousa Y..., peu éprise de lui à ce moment : je ne lui ménageais pas de critique, je le traitais d’idiot, et déclarais que, voulant et devant d’abord faire le tour du monde et être avancé dans ma carrière d’artiste, je ne me marierais jamais avant 27 ou 28 ans. Dix-l’entre-deux-guerres LA F.A.A.B.A. huit mois plus tard, à la stupéfaction générale (et à la mienne en particulier), je me fiançais avec un élan irrésistible, à 22 ans et 15 jours. Le ménage de mon ami est devenu le plus heureux du monde. Moi, j’eus certaines déceptions d’ordre intellectuel, et, quoique mon bonheur semblait s’affirmer lorsque ma femme fut enceinte en 1914, les deuils et la guerre aggravèrent le détraquement de ladite, et je n’eus qu’à demander le divorce, d’accord avec elle, dès ma sortie de captivité. Tu vois donc que je ne peux pas avoir de principes en la matière. ====Un Marocain professeur d'arabe==== * //26 mars 1929// * Tu es gentil de prévoir que ton enrichissement te permettra de payer une bourse de voyage au Maroc à un F.A.A.B.A., mon trésor : mais, tant que je serai vivant et valide, c’est moi qui ferai ces choses-là... Je voudrais ne pas tarder à fixer à huit jours près la date de départ de Raymond... Son professeur d’arabe est venu déjeuner avant-hier : c’est vrai­ ment un être épatant, comme j’en connais peu : une universalité de culture comme n’en ont pas cinq cents Français de France, même à 50 ans : et il a1 QUELQUES LETTRES 23 ans ! Et se^ ambitions sont, non pas européennes, mais strictement marocaines ; il sera uléma et cadi comme on l’est dans sa famille depuis trois cents ans au moins. Seulement il sera sans doute le premier uléma connaissant à fond Jules Romains, André Gide, la sculpture gothique et la peinture d’avant- garde européenne. ====Musique et médaille==== * //15 mai 1929/ * Pourquoi suis-je heureux d’avoir réussi à te procurer une vie si belle et si féconde, heureux d’un bonheur bien plus calme, et peut-être plus riche, que les grands bonheurs d’il y a vingt ans, ceux que je ressentais quand, en tapant pendant des heures sur un clavier, je surexcitais ou je faisais chialer mes amis dont l’admiration risquait de me griser ? Je ne méritais pas de telles joies... Pour Raymond : Blanchard t’a décerné une médaille d’argent en tant que deuxième au Brevet (Bibi a du vermeil, Laurent du bronze et Lapin peau de balle) ; tu verras, c’est très joli : une putain de bordel nu-pieds tend la main à un semeur dont le paquet de grains évoque une hypertrophie des couilles. Je te fais graver ton nom et je te l’envoie...123 vous y verrez si les Qui fait la cuisine Une cuisinière, Monsieur le F j’ai vu écoles bolchevistes où les élèves font passer des (1) Ancien camarade de captivité, fonctionnaire du Bureau Inter national du Travail, chargé des questions russes. ====Visite ministérielle==== * //23 mai 1919// Vendredi dernier, visite ministérielle : bien des cons, dans ma vie, surtout parmi les hommes politiques et les gouvernants. Mais H. dépassa tout ce qu’on peut imaginer. Après que je lui eus exprimé la F.A.A.B.A., et montré l’essentiel, il trouva deux questions à me poser, et notre dialogue fut le suivant : « Sont-ce les enfants qui pansent les chevaux ? — Oui, Monsieur le Ministre. — Ah ! » (et il fallait voir la mine hébétée de ce gros marchand de vins provincial et rustaud, quand il gémit ce « ah » essouflé par un trop bon déjeuner et quatre Ali!» (même remarque)... ====Ferdinand Buisson==== * //7 juillet 1929// * cents mètres de marche) aux enfants ? Ministre. ... Je vais vous envoyer pour vous délasser, après les battages, un livre russe contemporain très rigolo, que Méquet (1) m’indiqua124 QUELQUES LETTRES examens aux maîtres ne rappellent pas quelque peu le Bel-Air de l’époque R... J’attends après-demain à déjeuner M. Ferdinand Buisson, l’ancien chef de cabinet de Jules Ferry, le fondateur de l’école gratuite et obligatoire, qui, à 88 ans, vient, seul, en chemin de fer « pour voir enfin ce qu’il lit dans mes comptes rendus et dont il veut pouvoir parler ». Il aimait tant mes parents depuis plus de cinquante ans, que ce sera pour moi une réelle émotion. ====Grave accident à Bel-Air==== * //13 juillet 1929// * Mes chéris, « Vous devez être les premiers à savoir que Bel- Air est dans la peine. Avant-hier matin, en voulant prendre deux cerises au bout d’une branche d’arbre, mon cher petit Roger Guitet est tombé et s’est rompu la colonne vertébrale vers la huitième vertèbre ; deux issues possibles : la mort (danger de mort rapide encore pendant deux ou trois jours) ou la paralysie incurable de la moitié inférieure du corps. Sa mère — veuve dont il est l’unique enfant — est à son chevet à Necker, dans le service d’un spécialiste qui va, peut-être, tenter tout à l’heure une opération. Je fais la navette entre Bel-Air et Necker. Le petit a toute sa tête et la liberté de ses bras. »... Quoi que je fasse, où que je sois je suis hanté pas l’image de mon pauvre gosse qui, lentement, et inconsciemment, meurt peu à peu sur son lit d’hôpital : cela peut durer huit jours, quinze jours, un mois. Il y a déjà des poussées de 40°, qui prouvent des infections momentanées, puis la fièvre retombe. Seul son oncle, par moi, sait à quoi s’en tenir. Nous cachons la vérité à sa mère qui ne pourrait pas se contenir, tous les jours, au chevet de son fils, si elle savait le court terme assigné à cette vie : elle croit qu’il vivra, estropié, mais longtemps. Je trouve qu’il commence à changer de visage : il mange, boit, lit, et sourit toujours autant. Pourvu qu’il n’ait pas de sensations terrifiantes, quand, peu à peu, la paralysie gagnera le cœur ! Les médecins m’affirment, que, souvent, en ce cas lamentable, il n’y a aucune souffrance ; je ne le visite plus qu’une ou deux fois par semaine, ne pouvant rien faire, et tendu par la comédie que je dois jouer à son chevet. Je suis très calme, j’ai retrouvé mon sommeil normal, et je sais que, vis-à-vis de vous tous et des gosses, je n’ai pas le droit de ralentir mon activité, parce que la fatalité stupide me cause un chagrin... 23 septembre 1929 ... Ton séjour demeure pour moi un souvenir où je puise constamment du réconfort car, à Necker, après deux jours mauvais, l’état est redevenu ceI2Ô QUELQUES LETTRES qu’il était il y a trois semaines, avec plus d’appétit, car il fait moins chaud dans la salle. La maman sait maintenant, de ma bouche, qu’il n’y a aucune possibilité d’amélioration musculaire quelconque. A ma dernière visite Roger était, une fois de plus gai — en apparence du moins (car je crois qu’il craint un long avenir d’incurable). 14 octobre 1929 ... L’état du pauvre petit Roger a rapidement empiré ; 40°, tous les soirs, 6 cmc de morphine par jour. Il a toute sa lucidité, mais semble croire tout ce que nous lui disons, puisqu’il a demandé à une infirmière si, selon elle, il irait à Berck dans quelque temps... Il parle de tout et de tous. Sa mère sait maintenant que la fin est proche. Je doute qu’il vive au-delà de cette semaine. 28 octobre 1929 ... Avant-hier, de nouveau, j’ai retrouvé mon petit Roger souriant, plein de vitalité, riant aux éclats des bêtises que je pouvais lui dire, n’ayant pas dépassé 38° depuis cinq jours. Je n’ai plus le droit de le trouver plus mal qu’il y a cinq semaines, par exemple : il mange beaucoup, il a une résistance stupéfiante. Envoie-lui une carte, disant que tu es content des meilleures nouvelles que je t’ai envoyées... Il la recevra peut-être encore. O7l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 127 5 novembre 1929 ... Combien j’aurais aimé fêter les dix ans de Bel-Air, autrement qu’en faisant lessiver et repeindre le réfectoire. Enfin ce sera partie remise. Hier, de nouveau, à Necker, j’ai eu très mauvaise impression. Après une semaine sans incident et avec beaucoup d’appétit, une poussée de fièvre datant de la dernière nuit redonnait, hier, à mon pauvre petit, l’aspect infecté qu’il aura dans les heures qui précéderont la fin : il n’avait pas mangé et semblait triste... En rentrant de Paris j’ai lu les deux tiers d’un nouveau livre de Delaisi, moins brillant que Les Contradictions du moode moderne, mais contenant des vues synthétiques intéressantes... 14 novembre 1929 ... Je ne vous apprendrai qu’une triste nouvelle que j’ai été abasourdi d’apprendre tout à l’heure : Jean H... est mort, il y a six jours, à Paris, sous le chloroforme, lors d’une petite opération qu’il se faisait faire. Je ne sais rien de plus. Faute de l’aide qui tenait le masque, maladie de cœur très grave et ignorée, fort repas avant l’opération, je l’ignore. C’est lamentable pour sa mère, malade de la poitrine et de caractère toujours bizarre, qui adorait son fils... ... Mon petit Roger, après avoir été au plus mal, il y a neuf jours (410) a résisté à une nouvelle poussée d’infection, et était, samedi comme avant-hier, sans fièvre et souriant.128 ====La diphtérie==== * //il décembre 1929// * ... J’ai eu de charmantes distractions depuis cinq jours : deux cas de diphtérie sans gravité, l’un dans Bel-Air village, l’autre à la F.A.A.B.A. Alors, joie des expéditions à l’hôpital (mon gosse avait 370, le transport n’était donc pas bien dangereux), des analyses bactériologiques de tous les enfants de l’école de garçons de Fontenay, de leurs frères et sœurs, des miens, isolement des porteurs de germes (j’en avais deux à la F.A.A.B.A. ; je les ai envoyés chez eux d’où ils reviendront dans huit jours s’ils n’ont pas la maladie), organisation des injections de sérum, des vaccinations (demain je m’appuie vingt- six analyses d’urine pour hâter le travail de Bisot ; j’aime cela, nom de Dieu !), des désinfections : tous les enfants ont couché cette nuit au salon et à la salle à manger de Soucy ; ils n’ont pas pissé sur la tapisserie d’Esther, c’est un succès pour ma méthode éducative. Je suppose d’ailleurs que toutes ces mesures, forcément imparfaites (on ne peut pas désinfecter les écuries, les granges, le hangar) n’empêcheront pas quelques cas d’éclater encore avant que se produise l’effet de la vaccination, car celle-ci, chez certains sujets, 11’immunise qu’au bout de trois mois. Si, du moins, cela pouvait m’amener à suppri­ mer non la distribution de cadeaux mais la céré- 129 monie de l’arbre de Noël, avec le goûter traditionnel offert au curé vieillissant (qui me parle de moins en moins de ses travaux d’exégèse et de plus en plus du mauvais fonctionnement des cabinets du presbytère) et à l’instituteur qui sent le rhum à partir de 9 heures du matin ! A Necker pas d’aggravation cette semaine ====Roger Guitet==== * //24 décembre 1929// Ces journées-ci sont très lourdes de moi; le pauvre Roger a très rapidement décliné : je vais le voir tout à l’heure, je ne sais s’il me reconnaîtra encore. Pas de fièvre, pas de grandes douleurs. Mais un affaiblissement lamentable, la voix ne porte plus, le moindre mouvement des mains semble un effort, j’ignore combien il reçoit de morphine en ce moment : Ie sais qu’on lui en donne, sans compter, pour qu’il s’endorme définitivement sans souffrance et la fin est imminente. Je ne conçois pas de rebondissement analogue à ceux qui m’ont plusieurs fois surpris... ... J’ai fait un saut, il y a huit jours, à Nogent- sur-Seine. R... est très bien : je ne sais s’il est avan­ tageux qu’il attende encore sur place la vente du moulin à un autre groupe ; on essaie de sauver ce moulin (les autres affaires de Baumann ont sauté, ce qui prouve que Jéhovah a gardé un certainsentiment d’équité). Baumann a perdu ses millions gagnés dans ses manœuvres de banditisme minotier... 27 j' anvier 1930 ... Ce soir, je serai bref : lourde soirée, car le pauvre enfant est tout près de l’agonie, et j’ai, depuis des mois, la terreur de ses derniers moments. Avant-hier, il ouvrait à peine les yeux et articulait à peine, sa mère m’a téléphoné que cela continuait depuis. Elle tente demain de le ramener vivant chez elle pour qu’il ne meure pas à l’hôpital : depuis quelque temps, il le lui demande, paraît-il : s’il a encore sa connaissance, et s’il arrive vivant à Cha- renton, il aura encore une sensation agréable. Per­ sonne n’envisage que sa vie puisse durer au-delà de très peu de jours. Il aura une infirmière chez lui, et j’ai fait le nécessaire pour qu’il y ait la quantité de morphine voulue : mais la morphine parviendra- t-elle à éviter les dernières angoisses et les ultimes douleuis ? Je crains que non. Je passerai naturelle­ ment la journée de demain à Paris, mais je crois que ma présence continue sera plutôt pénible que douce à la mère et je rentrerai ici, dans l’attente du dernier coup de téléphone de la malheureuse mère. 9 février 1930 Mes enfants chéris, Roger Guitet a cessé de souffrir hier soir. Les deux dernières journées, malgré la morphine admi­l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 131 nistrée tous les quarts d’heure, ont été pires que tout ce que je craignais depuis sept mois. Hier matin, il ne m’a plus reconnu, mais il avait encore une demi-conscience pour demander à boire... 20 février 1930 ... Tout cela vous dit le résultat de mon séjour de quatre jours au pays basque : pour moi, détente, mais détente insuffisante (j’ai revu tout à l’heure la malheureuse Mme Guitet, affectueuse, confiante, et navrante, et je ne peux rien lui dire, pour la réconforter, et je suis bien fatigué, nerveusement, malgré mon apparence de gaîté avec autrui). ====Retour du Maroc==== * //Toulouse, 9 avril 1930// * Le rêve est fini : je suis depuis deux heures et demie dans une horrible ville où on ne vend pas de pains de sucre habillés de bleu, de dattes pourries, d’olives rances, et où les hommes portent des vestons mal ajustés, où les femmes montrent leurs gueules qui sont moches, où je comprends ce que disent l’agent de police et le chauffeur quand ils s’engueulent. Ce n’est plus drôle ; je suis pourtant très b- ien disposé. Pourquoi ne le serais-je pas ? On est crispé après un cauchemar, vaseux après une fausse-couche, mais après un beau rêve, on n’a qu’une envie, c’est de le132 recommencer la nuit suivante. Je ne pense même pas à cette possibilité d’avenir ; le passé immédiat me suffit. Pendant des années, mon René, je ne savais pas si je pourrais aller te voir maître de ton sol et de ton travail, heureux de ton succès : c’est fait ; et même s’il y a quelque rouille, quelque verse, quelques dégâts de moineaux, tu as, cette année comme la précédente, plus encore peut-être, la plus belle récolte qu’on puisse espérer. Et puis nos ballades : exploitations, soukhs, Meknès, et, surtout, les inoubliables journées de Fez, dont tu sentais si profondément l’émouvante beauté, et l’effet produit sur moi : voilà de quoi vous ôter en cinq minutes toute velléité de cafard, toute esquisse de pensée pessimiste. J’y repenserai souvent, comme j’ai repensé souvent (à Fez avec une préci­ sion de souvenir frappante) aux beaux voyages que je faisais il y a vingt ou vingt-cinq ans : de tels souvenirs m’ont été, dans les épreuves de la vie, une source puissante de consolation ; et, en dehors des épreuves, ces évocations me soutiennent et me réjouissent. Voilà ce que sera Fez pour moi : pour toi aussi, n’est-ce pas ? Et toi, mon Raymond ? Je crois que nous en avons aussi emmagasiné des images et des souvenirs — depuis le conservateur gâtifiant de volubilis jusqu’au jeune crevé d’hier au soir (plus j’y pense — je n’y ai d’ailleurs pas beaucoup pensé — plus je le crois cocaïnomane), en passant par tout le sud marocain, et les soles et les fraises du Grec deL’ENTRE-DEUX-GUERRES : LA F.A.A.B.A. I33 Kasbah T... ; et puis il n’y a pas que les amusements anecdotiques de ces rencontres, il y a la corniche d’Agadir, et Taroudant, et les Saâdiens, et D..., et la mi-carême à Azron. Et, par-dessus tout cela, augmentant la valeur de tout cela — je dirais presque donnant sa valeur à tout cela — notre affection mutuelle, mes chéris, cette tendresse qui me soutient quand, loin de vous, je suis dans la peine, et que je trouve, quand je vous revois, encore plus belle et plus chaude que la fois précédente ! cela, c’est l’éternelle beauté de la vie, c’est mon bonheur total, une source de fermeté pour continuer sans relâchement l’effort que je poursuis depuis dix ans pour me donner du bonheur en même temps que j’aide les autres à s’en créer. Demain, au boulot : cela ira. Je suis un autre homme qu’il y a un mois ! Je suis un autre homme que je n’étais depuis de longs mois, depuis quelques années peut-être. Ce n’est pas rien d’avoir, à Tarou­ dant, à Fez, entendu chanter dans ma tête des musiques oubliées depuis onze ans : celles des autres, parfois même les miennes ; c’est peut-être un signe de plénitude intellectuelle pour moi : c’est, en tout cas, signe qu’un pont s’est trouvé lancé, par-dessus de longues années, qui unit le présent fécond à un lointain passé qui, sous d’autres formes plus égoïstes, était, lui aussi, fécond. Allons, il est temps que je traverse la place et m’installe dans mon train. Pas un nuage entre Rabat et Toulouse : trois siestes, deux courtes et134 QUELQUES LETTRES une d’une heure et demie (sacré cochon de concierge de Rabat, avec son réveil-matin à la noix !). Toute la journée dans le bleu : à partir de Tanger, un compagnon silencieux et agréable (radiotélégraphiste de la Compagnie). Et la Tarride m’a empêché de me perdre : nom de Dieu, que la cathédrale de Malaga doit être belle ! Et que les remparts de Carcassonne, que je n’avais pas vus depuis vint et un ans, m’ont paru en carton pâte, vus de cinq cents mètres de haut ! A Alicante, collation chaude : de sorte que le jambon de Rabat ne sera mangé que demain matin à Vierzon ou aux Aubrais. J’ai revu, pendant deux heures, quelques églises de Toulouse (car le Musée était fermé), j’ai pris un bon bain et un médiocre dîner ; et, avant de reprendre un livre et des soucis de porcelet ou d’acide sulfurique, je vous embrasse, mes chéris bienfaisants, de toutes les forces de ma tendresse. ====Quasimodo et Esméralda==== * //2 mai 1930// * J’ai acheté un verrat, père importé d’Angleterre, tous grands-parents anglais de haute souche : 120 kg. à 9 mois, 2.500 francs départ de l’Ain. Il est haut sur pattes, très long, très beau de devant, un peu étroit de fesses. Quoique nous eussions dû lui donner un nom de lord, comme il arriva samedi dernier, je le baptisai Quasimodo : et la première jeunel’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 135 truie qu’il saillit dès lundi prit nom Esmeralda. Dis encore que nous ne savons pas fêter le centenaire du romantisme, à Bel-Air ! ====Nouvel accident à Bel-Air==== * //12 juin 1930// * ... Mon retour a été bien douloureux ; un navrant accident a de nouveau consterné la F.A.A.B.A. Pendant mon absence, Paul J..., en enfournant du trèfle incarnat dans le hache-paille, s’est fait arracher les doigts de la main droite. Le docteur d’Arpajon a dû amputer la main, ne laissant que le poignet, l’articulation du pouce, la moitié environ de la paume. Le pauvre enfant a été d’un courage splen­ dide : il n’a pleuré devant personne ; il ne s’est pas évanoui en voyant ses doigts arrachés et en atten­ dant les cinquante minutes nécessaires pour qu’on dévisse le hache-paille pour lui dégager la main restée prise ! ni. après son amputation, quand au premier pansement, il a vu son moignon. Inutile de vous dire mon bouleversement quand, en débar­ quant vendredi matin à Arpajon, j’ai appris la nouvelle et trouvé ce brave gosse à l’hôpital, souriant. Aucune complication, ni fièvre, ni infection. Il passe déjà ses journées debout, lit, dort bien, mange très bien, a peu souffert et souffre encore peu, et conserve un moral admirable. Je l’ai fait commencer hier à136 écrire de la main gauche... Je pense qu’il aura ce qu’on appelle une « prise grossière » mais ne pourra jamais conduire de machine à leviers à main droite. Comme il a une bonne instruction, et qu’il devient, depuis six mois, très sérieux ouvrier, et comme il calcule fort vite et bien, comme il est aussi fort débrouillard et s’est révélé excellent camelot dans les foires d’Arpajon et marchés à clayettes de patates, j’espère lui laisser un choix assez large avant de l’aider à parfaire son éducation dans une branche donnée. Auguste M... lui sauva son bras en faisant sauter la courroie au premier cri, alors qu’un autre aurait eu le geste d’arrêter le moteur : il a eu, là, une magnifique présence d’esprit. ... Mes deux journées d’Auvergne avaient été agréables... Clermont-Ferrand nous a intéressés ; je ne me pâme pas devant les célèbres œuvres sociales Michelin que je me suis fait expliquer et que j’ai partiellement visitées, mais c’est quand même digne d’éloges. ====Anvers==== * //22 juillet 1930// ... J’ai emmené Roger M... qui avait quelques jours de vacances voir les splendides sections artis­ tiques des expositions d’Anvers et de Liège, les beaux musées d’Anvers et de Bruxelles. Nous en avions un peu plein les pattes à la fin de la journée,et les yeux un peu éblouis. Cela fut délicieux. L’expo­ sition d’Anvers, trois cent cinquante tableaux des plus grands peintres flamands, provenant surtout de collections particulières, est si exceptionnelle de qualité que, si je peux, j’y emmenerai Pierre avant la fermeture en novembre... ====Une noce==== * //26 août 1930// * ... Mardi dernier, mariage de S... ; corvée, barbe ; pas d’opinion sur la jeune femme, sinon qu’elle est assez belle fille et semble saine ; une opinion sur la belle-mère, qui doit être bougrement autoritaire, et sur le petit beau-frère qui a l’air cucul. Quinze personnes en tout dont M. F... en smoking et moi. Mariage civil bâclé encore plus vite qu’à Fontenay ; car on ne s’est même pas assis sur les six chaises de la mairie. Mariage religieux banal : sinon que G... n’y comprenait rien et se levait quand il devait s’agenouiller, s’asseyant quand il devait se lever, etc. Après l’église, S... nous emmena au restaurant où devait avoir lieu la photographie, puis le repas : cataclysme ! « Ici, on va d’abord chez la mère de la mariée où tout le monde s’embrasse », clame la belle-mère accourue par derrière avec son puissant accent lorrain. Et nous quinze de repartir à la petite boutique de coopérateurs garnie de nouillesi38 et de rhum, de remonter dans le logement, et d’échan­ ger des embrassades avec les mariés d’ailleurs très émus à ce moment. — Silence. — On s’emmerde. L’un après l’autre va voir à la porte du restaurant si le photographe est arrivé. Il est en retard. C’est le seul sujet de conversation. Enfin on annonce que la photographe est arrivée : car c’est une petite boulotte hargneuse et crasseuse, accompagnée d’une pucelle étique qui porte le pied de l’appareil. Avec une autorité qui ne permet nulle vélléité d’opposition, même du véhément jeune marié, elle refuse de prendre la photo devant le bistro. Elle nous oblige, docile cortège d’esclaves, à déambuler dans Port- Saint-Vincent, à descendre sur la berge de la Moselle ornée d’étrons et de chardons, à passer sous l’arche du pont, à longer une guinguette abandonnée où dorment des bancs, et, là, elle se met à engueuler S... parce qu’il n’a pas préparé de banc pour les culs qu’adornent les belles robes. Enfin tout s’arrange. Un mur, un banc, beaucoup de papiers gras que, dans ma manie de l’ordre, je repousse du pied. On nous fout au pied du mur, et c’est tout juste si on ne nous bande pas les yeux (et je te garantis que, entre la photographe et la belle-mère, S... ne songeait pas à .. ; enfin, arrangement du voile, rectification de la couronne de fleurs d’oranger, coup d’œil furtif sur le plastron blanc de M. F... pour éviter les faux plis — sourires — et déclic. Commentaires. Retour au bistro. Hors-d’œuvre. Déjeuner calme : peu de sujets de conversation ;même les classiques plaisanteries de commis-voya­ geur de M. F... trouvent peu d’écho. Et, après le deuxième des six plats annoncés, à 14 h. 40, j’annonce qu’il faut que je foute le camp ; S... était d’ailleurs prévenu dès le matin que je ne pourrais pas prendre le train plus tard que 13 h. 20 à Nancy (car j’avais rendez-vous le soir à Paris avec E... pour repartir avec lui dans l’Oise voir une place, qui n’a d’ailleurs pas collé, et j’avais rendez-vous le lendemain à 10 heures à Paris, retour de l’Oise) : imprécations générales, surtout véhémentes de la part de la belle-mère, qui voulait que je téléphonasse, télégraphiasse. Rien à faire. Je fous le camp, et je suppose que ce départ prématuré a dû alimenter la conversation jusqu’aux liqueurs ; le malheureux brasseur en smoking, décidé à foutre le camp aussi tôt que moi, mais n’ayant pas de motif valable, s’est laissé coincer entre l’entrée et le rôti, entre la belle-mère et la grosse cousine suante qu’on m’avait colloquée comme cavalière (plutôt crever que de nous servir de monture l’un à l’autre !) et il a dû écopper la promenade collective en autocar à la colline de Sion-Vaudémont. Ah, mes enfants, faut-il que je sois votre esclave pour m’appuyer des demi- journées comme cela ! Qu’est-ce que tu me réserves, mon chéri, avec ta future noce !...140 ====Exécuteur testamentaire==== * //21 novembre 1930// * ... J’en ai mis un coup, depuis un mois aujourd’hui que cette vieille folle est morte. Des journées passées dans le local garde-meubles, à déclouer des caisses et à les fouiller, à mettre à part les bidets, les lettres de Rodin, les anciens autographes intéressants ayant été adressés à mon grand-père (Pasteur, Edison, etc.), les vieux corsages de 1880, etc. ; à vous, j’avoue tout : pour la première fois de ma vie, j’ai attrapé des morpions qui m’ont totalement empêché de roupiller pendant plusieurs nuits ; ils étaient ravissants, translucides, agiles, gracieux comme les danseurs russes de 1910 ; je les ai pourtant exterminés, malgré leur séduction. Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pas pu préciser si, ce jour où je mani­ pulai tant de couvertures, d’édredons, de chiffons, c’est dans la literie de ma tante ou dans la literie de sa bonne que j’ai fait cette récolte. Enfin, paix aux morpions ! Or donc, après avoir rempli exclusivement, de papiers manuscrits, neuf malles et valises, je les ai envoyées ici et de dimanche matin 7 heures à mardi midi, j ’estime avoir manipulé de cent cinquante mille à cent quatre- vingts mille feuilles de papier ; je n’ai rien fait d’autre, sinon manger vite et dormir le temps nécessaire. Je n’ai pas pris toutes les lettres une à u ?t quand jel’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 141 voyais qu’un paquet ne contenait que cinq cents vieilles ordonnances de pharmacie, je les flanquais au feu, allumé dehors, devant le vestibule. Je triais les lettres des écritures des gens dont je ne voulais pas brûler les lettres (il y en a d’importantes, pour des historiens qui feront la psychologie de quelques hommes célèbres de ce temps), les manuscrits d’article de Jules Lemaître ou autres, le manuscrit d’un chapitre de la Jeanne d’Arc, d’Anatole France, et, de temps en temps, je m’arrêtais sur quelques lettres de mes parents ou de moi à mes grands- parents, ou sur un cahier de mathématiques de mon grand-père en 1850. Enfin, mardi, j’ai fini de détruire, avec une certaine mélancolie, tout ce passé, sauf les trois mille ou quatre mille lettres qu’il y aura lieu de retrier, tranquillement, avant d’en remettre peut-être quelques centaines sous pli cacheté à la Bibliothèque Nationale, à ouvrir dans trente ou quarante ans. J’avoue que j’ai encore un peu de fatigue, du fait de la tension avec laquelle j’ai accompli en quatrième vitesse ce travail : cela ne m’a que rarement ému (par exemple quand j’ai trouvé des lettres de ma mère, de septembre 1914, annonçant à sa sœur, d’abord que j’étais vivant, ensuite, qu’elle venait d’apprendre que j’étais blessé) et souvent amusé : car je ris volontiers de l’insondable faiblesse de caractère des hommes, même les plus intelligents, quand une femme les fait tourner en bourrique... sans coucher avec eux. Maintenant, je pense que je pourrais grouper en une journée de Paris par142 semaine, tout ce que je ne pourrais faire de mon bureau par lettre ni par téléphone ; sauf quand il s’agira d’aménager une salle de musée de province, mais cette partie-là de ma tâche m’amusera proba­ blement. Au revoir, j ’ai hâte de corriger vingt-trois rédactions d’avant-hier sur le sujet suivant : « Décrivez à un ami le désordre et la saleté qui régnent à la F.A.A.B.A. Expliquez les inconvénients qui en résultent au point de vue agricole et pécuniaire. » J’en ai déjà lu une, roulante, d’un gosse méridional que j’aime à cause de sa vivacité, de sa fantaisie et de son cœur d’or, et qui commence ainsi : « Il y a tant d’herbe dans la cour qu’on est en train de préparer les piquets pour y mettre les vaches à la chaîne. » Achetez le bouquin récent de Siegfried : Tableau des partis en France, très clair et intelligent. ====Crise ministérielle==== * //14 décembre 1930// * Je me suis foutu de la crise ministérielle, et je me foutrai de celle qui se rouvrira jeudi ou dans quinze jours, toutes ces équipes d’ambitieux sans convictions se valent ; je ne regrette qu’une chose, c’est qu’il n’y en ait pas un plus grand nombre compromis dans les scandales financiers Oustric ou Hanau.143 l'entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. ====Succession==== * //16 avril 1931// * ... Enfermé seul dans ma petite salle à manger, j’ai potassé des chiffres pendant dix-huit heures sur vingt-quatre, de dimanche soir à lundi soir, et suis arrivé à un résultat d’une précision qui a ahuri le clerc de notaire et mon frère. C’était encore bien plus difficile que ton contrat. Qui l’eût dit, il y a vingt ans, quand je n’aimais que le beau, l’idée, l’art, et que je décrétais que jamais je ne m’occuperais d’aucune question d’argent ! D’ailleurs il ne faut pas croire que cela m’amuse. Enfin tout cela aboutira à me payer un silo à fourrage, des étoffes propres sur les meubles de mon salon, et quelques reliures à certains de mes livres qui ne supportent plus les manipulations des hôtes pascaux ou estivaux. ====Fondation Bel-Air==== * //27 mai 1931// * Mes grands chéris, j’ai besoin de vous embrasser ce soir ; car ce fut un jour important pour vous et pour moi, que ce jour où, à 10 h. 1/2, j’ai fait approuver et mettre au point par mon Conseil d’administration mon projet de fondation. Dans quelques mois — car je vais poursuivre, sans désem­ parer, les formalités et les procédures — Bel-Air ne m’appartiendra plus que pour un huitième ;144 QUELQUES LETTRES les sept autres huitièmes appartiendront à sept d’entre vous que j’aurai désignés et dont je serai le délégué à vie pour faire marcher l’œuvre. Et, quand je mourrai, et que la fondation aura hérité du capital que je lui aurai légué, Bel-Air marchera par vous ; de même que moi, je vis et jouis de la vie par vous. Queuille, Brancher, Marsais, etc., deviennent une « Commission consultative et de contrôle » avec un petit nombre d’attributions de contrôle financier indispensables si je meurs demain et si vous manquez donc parfois de certaine expérience financière pour administrer la F.A.A.B.A. Dès aujourd’hui, d’ailleurs, quoique j’aie travaillé d’arrache-tête depuis quelque temps à l’élaboration du règlement intérieur, Queuille Brancher, Georges Cahen-Salvador (qui me rempla­ cera à ladite commission « sous le contrôle de laquelle je me mets ») m’ont donné d’excellents conseils pour certains points de détail auxquels je n’avais pas pensé : par exemple liquidation de la fondation lors d’une catastrophe financière, sans risque qu’elle soit reprise par une des écoles religieuses qui ont des orphelinats agricoles. Queuille a été amical, compréhensif et précis (i). (i) Extrait du procès-verbal de la réunion constitutive de la fondation de la F.A.A.B.A. (23 juillet 1931) : « La superficie totale de ces immeubles (énoncés sur l’acte de donation) est de 65 hectares 7 ares 63 centiares... Le conseil d’administration décide que la somme de deux cent mille francs en valeurs mobilières, qui, avec les dits immeubles, constitue la dotation de la fondation, sera déposée en compte spécial... il donne mission à M. Ferdinand-Dreyfus, fondateur, président, de diriger la ferine d’apprentissage agricole à Bel-Air. »145 ====La liberté==== * //21 juin 1931// * ... Aujourd’hui treize ans que je suis sorti d’Alle­ magne, sanglotant, demi-fou de me retrouver en liberté... ====Loisy==== * //27 juillet 1931// * ... Veux-tu que je t’envoie des livres ? Si oui, dis-moi ceux que tu as achetés ou lus depuis six mois, en tant que nouveautés. J’en achète pas mal, mais je vais trop rarement à Paris, maintenant, pour avoir le temps de les lire ; et, Raymond ne débarquant ni à Marseille, ni à Bordeaux, mon dernier espoir de finir sous peu le premier volume des passionnants mémoires de Loisy (1.800 pages) commencé l’autre jour quand je suis allé voir Roland, est déçu. ====Voyage en Italie==== * //5 octobre 1931// * ... Voilà neuf jours que je suis rentré d’Italie, ragaillardi, réconforté, ému par notre admirable voyage et par le bonheur de Pierre.QUELQUES LETTRES ====Semonce==== * //16 octobre 1931// * ... Dédé est en proie à une accentuation de crassite suraiguë : mais je crois avoir découvert que cela l'embête de laver le cul des vaches ; alors, cela me servira de levier, quand il se foutera de laisser un litre de lait dans les pis de Nénette et de mul­ tiplier ses expériences sur les capacités respectives de flottement de crottes et de paille dans ses seaux à lait... ====Négligences==== * //8 novembre 1931// * ... Je fais deux ou trois fois par semaine, devant D... (chef de culture) et les enfants, les estimations verbales et mathématiques de ce que m’a coûté une des dernières conneries de D... ; ou certaines conneries plus anciennes, telles que négligence d’une mammite de vache, idem de truie, que je n’ai pu rectifier, et dont il a toujours dit « cela n’a aucune importance ». Comme la truie va devoir être sacrifiée au lieu de faire encore trois ou quatre portées, comme Courtepatte sera aussi probablement sacrifiée à la fin de sa présente lactation, je tiens, par probité pédagogique, à ce que les enfants sachent ce que D... a coûté à la F.A.A.B.A. avant que la F.A.A.B.A. soit débarrassée de lui. Je ne me bile pas outre mesure pour cela. l’entre-deux-guerres : la f.aa.b.a. 147 ====Le facteur==== * //13 novembre 1931// * Je te quitte, car voici un facteur tout neuf qui, j’espère, fichera moins de lettres au fossé que l’intéri­ maire qui nous a servis depuis un mois — D... ayant eu de l’avancement. En tous cas, il a un beau képi. ====Trésorerie==== * //22 novembre 1931// * Quand tu reprendras ton travail, tu m’écriras quelle est ta situation de trésorerie. Je ne dis pas que la mienne soit brillante : mais je vais enfin toucher sous peu une partie de ma part de titres de succession, et, malgré la très basse cotation des titres, j’en vendrai pour n’avoir plus de découvert chez mon cousin, et pour solder les derniers mémoires d’entrepreneurs demeurés en panne depuis six mois. Peu m’importe d’en vendre quelques milliers de francs de plus pour que tu sois reposé, calme, souriant et philosophe. Quand tout sera liquidé, y compris les droits de mutation de la fondation, je referai le compte de mes capitaux, et de mes revenus, et je verrai bien si je dois me resteindre, ce qui serait possible, sur les taxis, les invitations à Soucy (en dehors des amis séjournant ici qui, depuis bien des années, me paient leur pension sous forme de don à la ferme), les j ardiniers en diminuant les fleurs-, l’achat de bouquins.148 ====Tolstoï==== * //17 décembre 1931// * Qu’est-ce que le Tolstoï, ton co-bridgeur ? De quel fils d’Alexis serait-il le fils, que fait-il au Maroc ? A-t-il connu son grand-père, mort, si je ne m’abuse, en 1910 ? S’il l’a connu, tu ne dois pas t’embêter : le fait même d’avoir été en contact avec un homme qui, depuis Goethe, est peut-être le plus complet génie que l’humanité ait produit, doit vous marquer pour toute votre vie. ====Dostoïevsky==== * //28 décembre 1931// As-tu lu, ou as-tu envie de lire quelques longs textes [R. L. C... est à l’hôpital], des romans de Dostoïevsky, par exemple (Crime et Châtiment, Les Frères Karamazov, Les Possédés) ? Je ne sais plus ce que tu connais et ce que tu ignores de ces grandes œuvres essentielles. Réponds-moi à ce sujet. Je t’ai fait envoyer samedi un livre que je ne connais pas sur les Rothschild, sujet amusant, et un nouveau Ferrero, La Fin des Aventures, lu entre Beuillet et Paris ; la première étude est déprimante (ne la lis pas un jour de cafard), celle intitulée Christianisme et paganisme, est une des plus riches synthèses d’idées que j’ai lues depuis longtemps : c’est del’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 140 la qualité des grandes pages de Renan ou de Loisy. Hier, journée à marquer d’une croix blanche (il 11’y avait que huit gosses présents à la ferme, et j’ai pu lire quatre heures dans un fauteuil, pour la première fois depuis, je crois, dix-huit mois !), j’ai lu un livre soviétique de colonisation que je te ferai envoyer: c’est abominablement mal écrit, présenté avec une puérilité excessive, mais, au fond, document amusant. ====Ssoucis financiers==== * //5 janvier 1932// * Je vous parlerai un autre jour de mes soucis financiers : ils sont sérieux ; j’envisagerai peut-être sous peu la réduction du nombre des apprentis, pour un temps.... ====Soucis politiques==== * //14 janvier 1932// * Je commence aujourd’hui la quarante-cinquième année de mon existence... Non sans mélancolie, car, sinon au Japon où les hommes conduisent les événements, je vois les événements de plus en plus maîtres des hommes, je vois de jour en jour les presses attiser les haines, et, sans envisager de conflit armé mondial imminent, j’envisage des séries150 QUELQUES LETTRES de catastrophes monétaires, financières, et consé­ quemment sociales, d’où je crains de ne voir sortir, au cours de ma quarante-cinquième année, aucun âge d’or : car ni Staline, ni Hitler, ni même Hoover ou Mussolini — les deux monarques les plus puis­ sants du monde actuel — ne peuvent prétendre que l’âge d’or règne chez eux. Comme nous ne pouvons ni combattre cette anarchie universelle, ni ne pas y penser, le mieux est de nous en distraire en nous souciant chacun, et sans excès, de nos difficultés personnelles, et en nous réconfortant sans cesse de nos satisfactions. ====Enfants en danger de mort==== * //il février 1932// * J’écrivais, avant-hier, à René, de la chambre d’un enfant que je considérais depuis le matin comme en danger de mort : la situation ne s’est pas améliorée, elle s’est donc aggravée. C’est mon cher grand Pierre P... Il avait, en même temps qu’un de mes petits, une varicelle sans aucune gravité. Brus­ quement, avant-hier matin, tous les symptômes de l’épilepsie : perte totale de conscience, yeux exorbités et agitation forcenée (se roulant par terre, se contor­ sionnant dans tous les sens, etc.). Je te fais grâce des détails de cette triste journée où sont apparus vomissements de bile et fièvre. Je l’ai transporté lel’entre-deux-guerres ; LA F.A.A.B.A. 151 soir à Paris, toujours dans le coma... Sans doute est-ce un réveil brusque de tuberculose avec forma­ tion d’abcès au cerveau... Il n’est pas absolument impossible que ce soit un début d’encéphalite, ce qui laisserait un très léger espoir de salut, auquel je ne crois pas. ====Un voleur==== * //27 avril 1932// * La journée de dimanche compte parmi les plus mauvaises de la F.A.A.B.A. Voici en quelques lignes : en janvier, je fus surpris des erreurs que je commettais dans mes comptes de caisse, et de l’augmentation de la rubrique « divers » lorsque, tous les douze ou quinze jours, je comptais mon argent dans mon portefeuille. Vers fin février, j’acquis la conviction que la répétition de ces erreurs de centaines de francs par mois ne m’était pas exclusivement impu­ table, malgré mon vieillissement ; je ne changeai rien à mes habitudes de portefeuille contenant 300 à 400 francs dans mon tiroir non fermé à clef, pensant finir par pincer un coupable, mes soupçons allant exclusivement à mon vieux jardinier. Il me fallait localiser un jour et une heure de vol, ce qui fut fait samedi : et, en une rapide enquête, j’appris qu’Isidore avait changé au bistro le billet de 100 francs dérobé à 6 h. 1/2 du matin dans mon bureau. Seules Mlles P... et C... furent mis au courant, et, dimanche matin,152 pendant le petit déjeuner, les gendarmes que personne n’avait vu arriver, vinrent arrêter Isidore au réfec­ toire ; tu devines l’émotion, l’ahurissement, le trouble de tous les enfants quand, après que beaucoup eussent été interrogés séparément, car je craignais une complicité, je leur dis la vérité : 400 francs volés, entre le 5 et 25 avril, entre 1.200 francs et 2.000 francs volés depuis janvier. Sauf pour le montant de la somme, il a tout avoué, dès que, après l’avoir, à dessein, laissé dix minutes seul avec les gendarmes, j’entrai dans la chambre. Je ne garantis pas encore qu’il n’y ait pas, à Aparjon où, depuis un an, il faisait le marché et les commis­ sions, une complicité qui serait sa circonstance atténuante : ses camarades ne le croient pas. Il leur racontait qu’il s’était fait émanciper à mon insu lors de ses 18 ans, et qu’il se faisait envoyer, par son tuteur (cultivateur dans le Lot) son argent chez un coiffeur d’Arpajon ; il achetait, pour les casse-croûtes dominicaux, des saucissons, des pâtés, du chocolat (que je croyais offerts par les familles aisées de ses meilleurs camarades), payait des tour­ nées de bistro, et, à mon insu, rapportait d’Arpajon des cravates, stylos, etc... J’avoue que, lorsque, il y a une dizaine de jours, je me suis dit « ne serait-ce pas, après tout, un enfant ? », ce n’est pas du tout lui que je soupçonnais, puisque je l’avais comblé plus que ses camarades (voyage dans le Lot, argent de poche, etc.), du fait qu’il ne recevait rien de par ailleurs. Il est à la prison de Rambouillet ; je pense9 153 qu’on pourra abréger la prison et le faire s’engager sur un bateau, ce qui, je crois, est la seule solution, puisqu’il n’a, comme famille, que des sœurs indiffé­ rentes (il en revit une, cette année, après dix ans d’intervalle). J’ignore si je parviendrai à me faire restituer les sommes volées, par son tuteur civilement responsable. Isidore devait quitter Bel-Air en août, et, travaillant fort bien, être fort bien placé. Ce sont les déceptions de mon métier ! 6 mai 1932 La ferme a repris sa gaîté : les copains oublient vite qu’Isidore se morfond en cellule à Rambouillet. Jel’ ai vu samedi, penaud, repentant et déjà amaigri Je l’ai sans peine convaincu de s’engager dans la marine pour abréger sa détention... Tu devines le petit laïus que j’ai fait à tous rassemblés, sur la complicité morale des buveurs d’apérififs et de digestifs, puisque certains rares enfants, comme L..., l’ont toujours envoyé promener quand il voulait les entraîner. 14 mai 1932 Isidore, s'engageant à me restituer 2.000 francs sur sa prime d’engagement à toucher dans quelques mois (solution sans doute soufflée par le gardien- chef de la prison, après refus du tuteur de me rem- bourser), je vais tâcher de le faire filer dès que possible de sa cellule sur un bateau. Je regretteQUELQUES LETTRES que le style d’une spontanéité absolue. ====Si...==== * //18 août 1932// * de ses lettres de remords ne soit pas Mlle P... partira en vacances sous peu, de sorte que j’ai renoncé à une petite détente de deux ou trois jours que j’avais d’abord pensé à nous offrir à Pierre et à moi : je remets cela à octobre après son retour du régiment, si, d’ici là, Mussolini n’a pas débarqué à Bastia ni le Kronprinz à Varsovie. Je suis d’ailleurs un peu moins angoissé qu’il y a trois mois par le bellicisme de nos voisins, car j’ai l’impression que le trouble intérieur de l’Allemagne suffit à occuper les Allemands en ce moment, et l’Angleterre semble s’éloigner d’eux très nettement, sinon se rapprocher de nous. La déclaration nette­ ment exprimée par le chancelier de la nécessité des mandats coloniaux (ce qui concerne surtout l’Afrique orientale) me semble une de ces bonnes gaffes qui, heureusement, ne ratent pas leur effet outre-Manche. ====Méthodes marocaines==== * //14 janvier 1933// * Rien ne me surprend, de ce que tu m’écris des méthodes administratives du Maroc ; il est certainl’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 155 que, à un moment donné, il y aura des mouvements d’indigènes affamés contre les colonisateurs qu’ils considèrent, à tort ou à raison, comme des affameurs ; l’importance de ces mouvements sera en rapport de la pluie, des sauterelles, des faillites de colons trop endettés, et de l’influence qu’auront quelques Fasis, ayant appris l’histoire d’Europe depuis deux mille ans, pour diriger, développer ou arrêter le mouvement. Cela a toujours été comme cela, et cela sera toujours ainsi en matière coloniale, qu’il s’agisse de la Gaule contre César, des Antilles il y a cent ans, ou de l’Inde anglaise depuis dix ans. Ce que tu me dis de l’agrandissement des lots, par piston, par frousse des types « en vue », par sensi­ bilité au pot-de-vin, ne me surprend pas plus : jusqu’à ce que X... soit pris la main dans le sac, il était — outre son incontestable intelligence tech­ nique — le grand homme de l’agriculture marocaine. Et rappelle-toi l’effroyable impression que nous avait fait le directeur qu’il avait mis à la laiterie de Casablanca, complice évident de tripatouillages suspects. Vous avez bien fait de gueuler, vous colons évincés. Votre protestation peut servir, dès qu’un nouveau directeur de l’agriculture, pour se faire valoir, prendra, instinctivement et sans com­ prendre, le contre-pied des décisions de son prédé­ cesseur, et que, à la faveur de quelques faillites, en année difficile, de colons genre S..., on regroupera des terres de la région. Ici, je vois, non sans une pointe de satisfactionQUELQUES LETTRES personnelle, se réaliser des prophéties que je faisais lors des grands discours de Tardieu sur l’ère de prospérité, et qui me faisaient traiter de c... par toute la bonne bourgeoisie parisienne. Dans un rayon de 15 km. à 30 km. de Paris, je connais quelques bonnes fermes dont les tenanciers ont levé le pied, et qui sont en friche depuis plusieurs mois. Motif : fols excès, dans les années 1920 à 1930, dans les dépenses d’établissement et dans l’achat de chep­ tels très insuffisamment entretenus ; dépenses jour­ nalières excessives des cultivateurs et de leurs familles, trop d’essence, de séjours en villes d’eau des femmes, de bas de soie des filles. J’ai même plus à faire que jamais, comme président de la Caisse de crédit agricole de Briis pour sauver ce qui est sauvable dans des cheptels warrantés de cultivateurs ayant déménagé à la cloche de bois ; et il s’agit bien plus de fermes de 60 ou de 100 hectares que de petites exploitations. Je ne suis pas fâché du tout de ces incidents qui affolent le bon public, moi qui, depuis deux ans, souhaite de voir sauter les médiocres banques, les médiocres industriels, les médiocres cultivateurs... Cette résignation objec­ tive ne m’empêche pas d’être soucieux. Mais ces soucis, quelque sérieux qu’ils soient, ne troublent pas exagérément mon équilibre. En 1932, j’ai décaissé pour la F.A.A.B.A. (chiffres figurant sur le grand livre de la ferme et ne comportant ni les ballades, d’ailleurs rares, ni la consommation de produits sur place, ni les confitures de Madeleine, etc.)9 157 336.000 francs et encaissé 215.000 francs (rembour­ sements, pensions d’enfants payants, subventions, ventes). La différence — je ne le cache pas — dépasse un peu le chiffre total de mes revenus. Donc, outre les 80.000 francs de frais de donation, tout ce que j’ai dépensé, pour mes impôts (25.000 francs), pour mon personnel, pour les anciens, pour moi-même, est pris sur le capital... Il faut formidablement comprimer. ====Allocations de chomage et inflation==== * //9 juin 1933// * Mon compte rendu est chez l’imprimeur. J’ai déjeuné samedi avec Oueuille, toujours gentil, tou­ jours modeste, plein de bonne volonté, et impuissant. Je lui ai demandé quand il donnerait aux culti­ vateurs des primes proportionnelles aux surfaces qu’ils laisseraient en jachères cultivées : il a pris cela pour une boutade ; c’est pourtant le fond de ma pensée. La mesure ne serait pas plus immorale que les allocations de chômage... Il est évident qu’un homme de bon sens comme Queuille trou­ verait l’inflation une folie. L’évitera-t-on pourtant, dans trois mois ? je ne sais. Je n’ai aucune confiance dans la conférence économique internationale : puisque la question des dettes n’est pas réglée, on ne se mettra d’accord non seulement sur aucune158 solution, mais même sur rien d’autre qu’une mau­ vaise méthode d’étude des questions. En politique, les mesures énergiques de l’Autriche contre l’hitlé­ risme sont évidemment réconfortantes ; mais je crains que nous n’ayons pas su profiter autant que possible du résultat des gaffes inespérées de Hitler. L’éternel manque de rapidité dans la décision, l’éternelle lambinerie des parlottes ! ====Démagogie==== * //9 septembre 1933// * ... Pour les uns et les autres la vie est normale avec, à chacun, sa part de difficultés universelles, multipliée par le coefficient spécial à l’Afrique du Nord (je crois d’ailleurs la situation pire en Tunisie qu’au Maroc). ... Lisez-vous les articles de Roubaud dans Le Petit Parisien ? Ecrits dans un style ampoulé, pré­ tentieux et incorrect, destiné à faire pâmer les concierges... mais, d’après les brèves notes de presse, je me suis demandé, il y a quelques semaines, si la manifestation des étudiants de Fez ne décelait pas une hostilité susceptible de devenir embêtante. Savez-vous si notre ami Mohammed y a joué un rôle éminent ? La renonciation de Saint à sa somp­ tueuse prébende, quoique annoncée depuis longtemps, ne doit pas être sans corrélation avec ce mouvement et avec les pertes certainement lourdes subies dansl’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 159 les dernières opérations de l’Atlas. Qu’en pensez- vous, y a-t-il appauvrissement des indigènes depuis deux ou trois ans ? En Hurepoix, l’appauvrissement des indigènes est normal et non excessif : quand ils verront, sur leurs feuilles d’impôts 1934, ce que leur coûtera la politique du blé à 1x5 francs avec l’inflation que je vois de plus en plus inévitable, ils se rendront compte de la sottise manifestée en obligeant les parlementaires à contraindre Queuille et consorts à ces mesures démagogiques. J’ignore où en sera dans trois mois l’Amérique de Roosevelt, mais je suis convaincu que, en France, l’excès des fixations administratives de prix sans nul rapport avec la loi de l’offre et de la demande ne donnera aucun résultat heureux : sinon que, momentanément, les paysans bénissent leurs députés. ====Raisons des succès de l'hitlérisme==== * J’ignore si tu te rends compte de l’agitation produite par les « documents » du Petit Parisien, vraisemblables dans le fond mais tripatouillés dans la forme, provenant, dit-on, non du Ministère des Affaires étrangères mais de l’intelligence Service, et paraissant en même temps que l’interview de Hitler à Fernand de Brinon, journaliste fort intelligent. « Il est certain que, si Hitler s’était senti assez fort »,i6o il aurait sauté sur le « corridor » dès maintenant (il y a dix ans que ce devrait être fait), et qu’il veut, dans quelques mois, pouvoir étaler une force armée colossale pour obtenir, si possible à l’amiable, tout ce que désire le pangermanisme : je le crois parfai­ tement sincère quand il déclare personnellement qu’il trouverait une guerre absurde et injustifiable, car, au premier échec, il serait peut-être balayé par son peuple ; et il tient, sans nul doute, à ménager sa réputation de sauveur du peuple. A-t-il, en tuant et exilant tous les Juifs instruits, rigoureusement supprimé d’Allemagne tous ceux qui étaient suscep­ tibles d’exercer leur esprit critique ? Ou en reste-t-il assez pour qu’il craigne un refroidissement du culte dont il est l’objet, à la première gaffe impossible à cacher ? Je ne sais. Je crois, d’ailleurs, que c’est surtout de l’attitude plus ou moins ferme de l’Angle­ terre que dépend, actuellement, le degré de succès de l’Hitlérisme en politique extérieure. Comme il y a quatorze ans que je n’admets ni la suppression des colonies allemandes, ni le statut du corridor, je ne puis critiquer les réclamations allemand*es* à ====Roosevelt==== * //9 janvier 1934// / Ce que tu me dis de la situation des indigènes, ce que tu prévois de leur mécontentement, ce quel'entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a, 161 tu penses de l’incapacité des gouvernants peut s’appliquer à l’univers. En somme, un seul type (car les Russes louvoient longuement depuis quelques années) cherche à diriger des événements : c’est Roosevelt. Il y a deux mois, je croyais qu’il avait totalement échoué, et que la misère allait s’accentuer aux Etats-Unis. Les dernières correspondances des journaux me rendent incertain : s’il réussit, ce sera, dans l’univers entier, un formidable appoint pour le principe de la dictature absolue. ====Les grands coupables==== * //29 janvier 1934// * Que je me félicite chaque jour d’avoir envoyé ballader les offres d’activité politique qui me furent faites de 1920 à 1924 ! Ce déluge de papotages de concierges, de dénonciations, de démentis qui sentent le mensonge, alors que nul ne s’occupe de désigner les grands coupables (évidemment de hauts fonction­ naires du Ministère de l’intérieur qui, il y a trois-quatre ans, permirent à un vulgaire escroc de ne pas faire sa prison et de brasser des millions, sous un faux nom, tout cela m’attriste ; et cette Chambre des députés qui ne s’occupe ni du budget, ni de la monnaie, ni de l’agonisante S.d.N., mais seulement de lâcher des insultes pour déclarer ensuite : « Je n’ai pas dit cela I » Je croisque, s’il y' avait, demain, un changement de consti­ tution, au lieu d’un simple changement de personnel, avec restriction, sinon de la liberté de penser ou de parler (ce que je n’admets pas), du moins de la liberté d’agir, j’aurais bien moins de réaction que voilà quelques années. Hitler doit rigoler dans sa moustache et choisir bien son jour pour le coup d’Etat nazi qu’il déclenchera sous peu à Vienne. Je ne peux pas dire que mon dégoût des hommes publics augmente, car il y a plus de vingt ans que je les méprise, pris en bloc ; mais ma misantrophie s’accentue, et, hors travail, je ne trouve de réconfort que dans des lectures historiques, ou documentaires, ou philosophiques, ou dans les arts plastiques. C’est déjà beaucoup d’avoir cela, et le soleil sur les jacinthes et les tulipes de mon bureau — et je m’en félicite. à'/ ===="6 février"==== * //26 février 1934// * Il est entendu que, actuellement, on ne se massacre pas : que L’Action Française ne coupe plus les jarrets des chevaux et que des gardes mobiles aussi affolés que les parlementaires ne tirent plus sur les gens sans armes auxquels se sont mêlées de dange­ reuses fripouilles. Il est entendu qu’on aura après- demain un budget. archi-faux et que les députés de toutes nuances auront quelques semaines pourl’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 163 se faire engueuler dans leurs circonscriptions. Mais cela ne résout rien. On ne sait pas les noms des trois cent vingt « chéquards » de Stavisky. M. Pressard est toujours procureur de la République sans l’être, tout en l’étant ; le chômage ne diminue pas, et Doumergue, que j’estime fort en ce moment, a été obligé de s’entourer si médiocrement que les modi­ fications importantes et urgentes (changement de la loi électorale, du règlement des commissions de la Chambre, des conventions des Compagnies de che­ mins de fer, etc.) ne seront, selon moi, pas faites par ce gouvernement d’hommes trop vieux, et seront, comme la clarté dans les affaires Stavisky et dans le rôle de la police dans l’assassinat de M. Prince, imposés par des mouvements violents. Non pas une révolution, puisqu’il n’y a ni candidat dictateur ni programme de réforme de constitution (celle-ci ne me semblant d’ailleurs pas nécessaire, car ce sont les morales et les méthodes qu’il y a lieu de changer bien plus que les textes), mais des mouvements de mécontentement collectif, comme ceux des 6-7 février, mouvements aboutissant toujours à une réaction, et à une régression des choses de l’esprit — les seules qui vous soutiennent — avec le travail utile (tu sais que je ne place ni l’amour ni la bonne cuisine sur le même plan que les joies intellectuelles ou professionnelles). Et Vienne ? Cette lutte entre fascisme et nazisme qui commence par zigouiller tout ce qui pense avec indépendance ! Depuis huit jours, les socialistesIÔ4 QUELQUES LETTRES autrichiens me sont devenus sympathiques et, main­ tenant, ils ont dû faire précéder leur étiquette du mot « national ». Je t’enverrai un livre ardu, plein de chiffres et mal écrit de mon ami G. M. sur le Plan Quin­ quennal. Ce qu’il dit est assez intéressant pour lui faire pardonner la gaucherie de l’exposé ====Printemps et scandales==== * //26 mars 1934// * Après un hiver spécialement sec, il a plu suffisam­ ment au début de mars, et les semailles de céréales de printemps commencées le Ier mars se termineront cette semaine en excellentes conditions. Il fait encore très frais, l’herbe ne pousse guère dans les prés, et, un mois après ensemencement, les premiers petits pois du potager sont à peine visibles. Ris de la France congelée, et du Hurepoix stérile, ô blédard effronté ! J’attends un réchauffement de température qui semble, depuis hier, imminent, pour commencer la plantation des pommes de terre. ... Tu vas recevoir un puissant roman russe, bâti à la manière des grandes œuvres de Dostoïevsky sur la création d’un Kolkhoze et la vie rurale en Soviétie ; livre lourd, mais très fort et très humain. Je vois fort peu de Parisiens ; ils sont dans un étatl’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 165 de surexcitation qui ne semble pas se calmer depuis sept semaines. Les mêmes passions « chiappistes » et « antichiappistes » que lorsque, il y a trente- quatre ans, je me tabassais quotidiennement au lycée avec les gosses qui m’appelaient sale Juif et à qui je répliquais sale Jésuite. J’avais eu maintes fois l’occasion de juger V. un peu léger, dans la réclame qu’il faisait pour tel instrument ou tel produit ; j’ignorais d’ailleurs, jusqu’à cette année, que cet excellent père de famille baisât sa dactylo. Je continue à le tenir pour un homme faible, mais non pour une fripouille comme la Com­ mission d’enquête voulait le faire paraître, et, pour sa femme et sa fille, simples et sympathiques, j’ai été peiné du lamentable suicide. Pierre a écrit à Mme Blanchard au nom des anciens de la F.A.A.B.A. Les « députés-juges » de la Commission d’enquête encourent mon plus profond mépris, pour l’art avec lequel ils passent constamment à côté de la question principale pour exiger des comparants d’impossibles efforts de mémoire concernant des détails sans importance. Comme les autres, ils ont peur de connaître la vérité sur Pressard, Chautemps, ou Chiappe-Tardieu. Heureusement qu’il y a les incidents burlesques, comme les huit jours de recherches sur l’identité d’un destinataire de chèque dont le nom, Tardif, était celui du tapissier de Stavisky ! Je présume que, à Mont-Jatt, tout cela doit te paraître du guignol ou du roman policier ! Malheu-x66 reusement, c’est plus profond, et attristant pour les gens qui n’ont pas, en leur jugement sur l’huma­ nité, le scepticisme et le détachement qui sont mon lot. Ce qui seul m’attriste là-dedans, ce sont les éclaboussures dont sont victimes quelques braves gens. ===="Les événements sont plus forts que les hommes..."==== * //15 juillet 1934// * Je conçois ta sévérité vis-à-vis des économistes, des colons, des commerçants ! elle est justifiée, au cours de toute l’histoire, et dans tout l’univers. Tu souffres de leur impuissance au Maroc, comme les Anglais en souffraient il y a cinq ans ou les Américains l’an dernier. Toujours les événements sont plus forts que les hommes : même Jules César ou Vauban, ou Lénine ont été dominés par les événements : or ni Ponsot, ni les administrateurs des docks-silos, ni les bureaucrates de Paris ne sont Vauban, Lénine, ou Cé ====Difficultés==== * Mes subventions d’Etat ont diminué de 18 %. Quant à mes revenus, je préfère ne pas le préciser, •AJ 22 octobre 1934l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. mais ils ont certainement diminué de plus de 20 %. Et je suis pourtant dépourvu de tout découragement et décidé à garder le sourire en janvier quand j’aurai fixé tous ces chiffres, même si je vois qu’il faut chercher des locataires pour Soucy en 1935. Du moment que la guerre n’éclate pas, je ne grogne pas. Et il semble que Mussolini ait en ce moment bien plus peur de la guerre qu’il n’en avait envie il y a six ans : c’est un grand point. A Paris, je prévois des troubles. Doumergue est impardonnable d’avoir bienveillamment toléré, sinon favorisé, l’armement des Croix-de-feu et autres trublions qui s’appuieront sur son autorité pour tirer, à la première occasion, sur des communistes que je vois plus bavards que meutriers. Et, comme on ne peut, en aucune occasion, compter sur une action intelligente et efficace d’une police pourrie (et Chiappe est toujours en liberté ! ! !) cela peut aller loin. Dans quelle mesure le plan Marquet va-t-il dimi­ nuer le chômage, je ne sais ; il est probable que, lorsque tu recevras cette lettre, Citroën aura déposé son bilan. Et, à la cuisine de Soucy, va croissant le nombre des chemineaux, hommes et femmes, souvent âgés de 30 à 50 ans, qui viennent mendier du pain et bénissent Madeleine (1) de la générosité qu’elle leur manifeste d’après mes instructions. Je travaille jusqu’à 23 heures, plus souvent qu’il (I) La cuisinière septuagénaire.i68 ne c onviendrai t. Cela me ma intient d’ailleurs dans un équilibre de santé très appréciable, malgré l’inévitable vieillissement. ====Établissement d'un ancien==== * //30 novembre 1934// * ... Le grand événement des dernières semaines qui m’a, évidemment, donné pas mal à faire, a été — chose absolument extraordinaire par le temps qui court — la possibilité de réaliser un de mes quatre ou cinq plus chers désirs (ton bonheur et celui de Raymond étant sur le même plan) dans des condi­ tions imprévues et inespérées. Sache donc — et avise Raymond — que, dans la deuxième quinzaine de décembre, Pierre sera fermier de 37 hectares, aux Molières, au-dessus de Limours, à 9 km. d’ici, trois quarts d’heure à bicyclette, car je vieillis et souffle dans les côtes, dix minutes de moto. Depuis plusieurs années, j’étais décidé à aider Pierre quand il aurait 23-24 ans, comme je t’ai aidé, et quelle que soit ma situation. Voilà un an que je cherche, soit à acheter un domaine de 30 à 40 hectares, occasion, où je l’aurais mis métayer, soit une reprise de ferme... j’ai dû écrire, en circu­ laires et lettres, environ cinq cents plis. J’ai visité, dans l’Oise, dans la Somme, dans l’Yonne, en Brie, en Beauce, au moins vingt exploitations. ... Je trouve Flandin habile (et donc antipathique)l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 169 et je persiste à croire les risques de guerre bien moins imminents qu’il y a un an. Quelle que soit l’impulsivité de Gœring. ... Je suis d’assez bonne humeur : les accords franco-italiens m’ont fait plaisir, car il n’est pas on craignait l’attaque brusquée si de la Corse ou le bombardement aérien de Bizerte. Flandin, hier soir, quelque mû qu’il fût par le désir de sauver les capitaux de ses amis et de se préparer, pour sa retraite, quelques bons conseils d’adminis­ tration, a dit des paroles très habiles, sensées et surtout positives sans vouloir tout chahuter, on a indubitablement bien fait de le laisser salement foutre dehors le vieux Gastounet. J’espère apprendre après-demain que la majorité de Hitler dans la Sarre sera assez forte pour éviter des discussions à propos de tel ou tel village-frontière, et une trop considérable émigration de Sarrois en France, où ils grossiraient la masse des chômeurs. ====Déclin de l'Occident==== * //9 avril 1935// * C’est excellent pour moi que mon temps soit170 moins à la marche accélérée de ce que le grand Spengler appelait déjà il y a vingt-deux ans le Déclin de l’Occident. Au fond, Hitler joue le rôle traditionnel du Prussien, depuis Iéna ; les Anglais le rôle traditionnel de leur nation depuis 1815. Les nouveaux sont l’Italie fasciste et la Russie staliniste, ces deux peuples soumis à des régimes pour lesquels les Français, de toute opinion, n’avaient pas assez d’insultes et de mépris, de 1920 à 1930, et qui sont actuellement le réconfort et le soutien de tous ceux — et ils sont nombreux — qui ont peur d’un cataclysme imminent. Moi-même, je suis plus ou moins pessimiste selon les jours. Chaque fois que Hitler obtiendra, par la seule menace, un succès dont il puisse se glorifier, il sera, au fond de lui-même, heureux de ne pas déclencher de guerre. Si son échec d’avant-hier à Dantzig écarte de l’Allemagne les Polonais que je tiens de tout temps en piètre estime, peut-être changera-t-il d’attitude vis-à-vis de l’Angleterre et de l’Italie. ====Mariage de Pierre-Mairie==== * //18 mai 1935// * ...Ce fut la noce dans tout son emmerdement connais le goût pour les cérémonies mondaines, mais qui était pourtant souriant). Les graves ques-l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 171 lions à résoudre dans les semaines précédentes furent celles des vêtements. Heureusement, aucun des deux habits noirs de ma vingtième année n’était mangé aux vers : l’un fut retouché pour Pierre, l’autre pour Hughes, garçon d’honneur : mes chemises 1908, cravates blanches 1909, tout cela alla bien. Mau­ rice P..., autre garçon d’honneur portait une chemise d’A. T... et l’habit de Jean C. S... (combinaison trouvée dimanche dernier in extremis sur ma terrasse). Mon tuyau de poêle 1906-1907 seyait à merveille à l’occiput du marié. Et moi, ayant pu rentrer dans la redingote gris foncé de mon propre mariage (il y aura vingt-cinq ans dans peu de semaines), je semblais un père noble descendu d’une image 1850, tenant d’ailleurs (sans que j’en aie été prévenu à l’avance, ce qui m’a beaucoup touché) le rôle du père de Pierre. Tout se passa pour le mieux dans une belle église du xme siècle de Provins. Pierre n’eut pas le fou rire pendant le discours affectueux d’un vieux curé au type aussi sémitique que moi, qui parla, d’ailleurs, croyant me faire plaisir, de Moïse sur l’Ararat, et qui fit, à la fois pour le jeune ménage et pour le vieux ménage des grands-parents de Pierre fêtant leurs noces d’or en même temps, un long laïusse qui aurait pu aussi bien faire un pasteur ou un rabbin. Le repas fut naturellement trop long à mon goût... L’autre événement important des derniers jours a été le changement de municipalité : l’élection du Conseil municipal de Fontenay ménagea des sur-172 QUELQUES LETTRES prises. Deux de mes anciens collègues qui, au fond, me détestaient cordialement, sans m’avoir jamais causé d’ennuis que je n’aie résolus en plus de trente secondes, furent battus à plate couture. Quelques éléments jeunes, poussés par moi, sont aisément entrés au Conseil et le maire a été nommé à l’unani­ mité — le vieux fermier gâtifiant de Fontenay que j’avais désigné comme mon successeur. Si l’allocu­ tion d’adieu que je prononçai après la proclamation du scrutin, en style ultra-pompier, paraît dans la Gazette de Seine-et-Oise à qui je l’ai envoyée, je te l’adresserai et tu rigoleras bien. Ouf ! Sans doute la mairie n’était pas une occupation catastrophique pour moi, mais combien je suis content d’en être débarrassé ! Et de cette façon-là : car les élections ont prouvé que, si je m’étais présenté au Conseil municipal, j’aurais passé haut la main au premier tour, et, par conséquent, je n’aurais pas pu me défiler ensuite... ====Éthiopie==== * //5 octobre 1935// * ... Les affaires l’impression qu’il y a encore plus de bluff dans les manifestations de la politique jésuitique de l’Angle­ terre que dans les harangues par lesquelles Mussolini cherche à stimuler des pauvres bougres qui doivent crever de soif. Je bénis les Ras et Négus d’avoir d’Ethiopie m’émeuvent peu. J’ail’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 173 su si bien occuper les Italiens au lieu que ce soient les Tunisiens ou les Niçois. ====Déménagement==== * //18 octobre 1935// * Ceci est sans doute la dernière lettre que j’écris de cette pièce où je vous ai vus près de moi, enfants, adolescents, puis hommes ; où, depuis seize ans, dans un cadre à peu près immuable, j’ai mûri mes décisions, mes créations, et savouré les joies intenses que m’a données ma multiple paternité. Demain, j’installe au pavillon mes meubles et mes objets d’art préférés. Avec, dans la même pièce, un canapé- lit en cas de grippe, et une table à manger. Je croyais que ce petit déménagement ne m’émouvrait nulle­ ment, prévu possible dès longtemps, et décidé depuis plusieurs semaines. Je n’ose pas t’écrire que cela ne me fait rien. Mais je sais que je serai heureux d’économiser 1.500 francs par mois sur moi-même, de ne pas geler, en hiver, dans les couloirs, escalier et vestibule inchauffables et, si je continue à n’avoir pas le temps de lire, de n’en rendre respon­ sable que la F.A.A.B.A. et non plus les visiteurs trop fréquents ou trop concomitants des jours fériés, même en hiver...4 174 ====Installation dans le pavillon==== * //2ç octobre 1935// * ... Je suis délicieusement installé dans mon nou­ veau bureau, allégé de l’absence du trop large piano et la trop lourde commode, et qui, ayant une fenêtre et deux portes de moins que l’autre pièce, m’a permis d’ajouter à tout ce qui, depuis seize ans, garnit les murs parmi lesquels je vis, deux tableaux, et sept lithographies de Carrière, de ma chambre, cadre de ma jeunesse. Chauffage un peu plus rapide que dans l’autre bureau ; durée d’insolation équi­ valente, à une demi-heure près ; vingt et un vases au lieu de dix-sept. Et le délice de ne pas me dire : combien de lits à préparer à la Toussaint, pour les I..., les C..., etc. ? Dans la pièce du pavillon où je me change et je me lave, j’ai d’ailleurs dressé deux lits pour des anciens en visite ou des proches fami­ liers en fin de semaine. ====Reproches==== * //31 décembre 1935// * Enfin m’est arrivée ta sixième lettre de l’année, et la première depuis trois mois. Je ne récrimine pas sur la rareté des lettres ; je suis même tout disposé à croire naturel que, sorti de ton horizon depuis plusieurs années, je suis aussi sorti plus ou ====PALAIS DES NATIONS==== * //29 mars 1936// * l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a, moins de ton souvenir, et que tu n’éprouves plus que rarement le besoin de me mêler à tes soucis et à tes satisfactions : je ne dis pas que je n’en sois pas un peu peiné, mais j’ai toujours jugé, dans la vie, naturelles les peines, exceptionnelles les joies. Chacune de tes lettres, m’étant une joie, compense la peine produite par de longs silences. Tout cela vaut pour Raymond, comme pour toi. Et, si le début de 1936 m’amène enfin ta présence, je serais dédommagé... Finances de Bel-Air : je t’adresse la supplique adressée au Conseil général de la Seine et au Conseil municipal de Paris. Je n’ai pas besoin de te dire le temps que m’a pris l’établissement de ce texte, ensuite les démarches, les pistons, les attentes dans les couloirs de l’Hôtel de Ville parmi d’ignobles gueules de forbans ... Je suis allé passer la journée d’avant-hier avec les Méquet [à Genève] ; comme les voyageurs étaient rares, j’ai eu une banquette de troisième pour moi tout seul à l’aller et autant au retour ; ces vingt-deux heures de voyage étendu, avec la certitude de n’avoir pas à me lever pour faire rattacher un cheval, m’ont bien reposé. Le Palais des Nations, quoique partiel­ 176 lement occupé par certains fonctionnaires, est encore à l’état de chantier innommable : aucun style exté­ rieur, une allure d’hôpital sans pavillons d’isolement. Souhaitons que ce ne soit pas sa destination dans deux ou trois ans. Je me demande si les Allemands sont vraiment aussi embêtés par le discours d’Eden de jeudi que le prétendent les extraits de presse française ; je présume que ce n’est qu’une attitude, et que, au fond, ils n’attendaient pas plus de germa­ nophilie officielle de la part du ministre anglais. ====La vie à Bel-Air==== * //2 juin 1936// * ... Ta lettre m’a navré. Après la mauvaise récolte de 1935, la catastrophe 1936 est grave. Que vas-tu faire ? Voit-on déjà quelles dispositions le protec­ torat, ou du moins la Caisse de crédit agricole, va prendre en faveur des agriculteurs sinistrés ? Y a-t-il des régions où il a moins plu que dans la tienne ou la catastrophe est-elle pan-marocaine ? En ce cas, accentuation de l’exode des colons ?... Es-tu découragé ? Si oui, avoue-le. Vois-tu un moyen de rattraper, par des cultures de fourrages à développe­ ment rapide, et une augmentation de cheptel vif, une partie de la perte subie en matière de céréales ? Ou n’y a-t-il pas moyen ? Es-tu las des mécomptes que le climat dangereux de ta région multiplie, malgré l’ardeur de ton travail et la qualité de tesl’entre-deux-guerres : la f.a.a,b.a. 177 cultures quand elles ne sont pas détruites par d’iné­ vitables événements ?... Rien ne t’oblige à vivre vingt ans à Mont Jatt, ni même douze. Depuis que, en avril j’ai renvoyé le lamentable C... et replacé le mollusque L..., je suis seul avec J... toujours incapable de se lever le matin si je ne le tire pas du lit ; actif chef d’équipe, bon régleur d’instruments, mais incapable de penser à l’ensemble de la F.A.A.B.A. ; songe qu’il ne me donne pas une fois tous les deux mois un bulletin m’indiquant quelque travail à faire ! Donc, pour moi, en avril- mai, courses quotidiennes dans les champs, examens des planches de potagers, réglage des moindres binages de carottes ou arrosages de salades, sur­ veillance minutieuse des bêtes. Or je crois t’avoir dit mon projet d’augmenter ma vacherie au prin­ temps, pour le bien de mes prés et l’augmentation du chiffre d’affaires. Depuis quelques semaines, vingt- trois vaches en lactation (encore une génisse à vêler ces jours-ci pour finir la double douzaine) ; 7 à 8 kg. de beurre par jour, vendu au détail 14 francs. En juin j’escompte dépasser les 3.000 francs de beurre. Sous le proconsulat de C..., c’est ce que je vendais en six mois. Et je ne donne pas un gramme de tour­ teaux à mes vaches pour le moment, les fourrages étant de fort bonne qualité (vesces coupées ou pâtures des Glaises). Mes 16.000 francs d’achat de génisses a mouillantes en avril seront vite amortis. La sécheresse terrible de mai, après le froid d’avril, est, sinon catastrophique, du moins en178 quelques points. Ces jours-ci, refroidissement : hier matin Ier juin, gelée (ce que je n’avais jamais vu). Chez des voisins, dans les fonds, à la Roncière, des haricots gelés, des fraisiers abîmés. Mes haricots, semés relativement tard, n’ont rien, Mes patates, à peine touchées dans un ou deux coins. Le dory­ phore ne s’est pas encore manifesté chez moi, et, dans l’ensemble, mes patates sont de toute beauté. L’avoine d’hiver, si belle en février, réfrigérée en avril, complètement ratée. L’escourgeon, moyen, va griller s’il ne pleut pas. Les blés, moyens ; trop peu de paille pour mes besoins. Les avoines de printemps, très belles. La levée des trèfles, déplo­ rables à cause de la séchereses. Les trèfles que je commence à faucher, très courts, n’ont pas allongé en mai. Mais comme j’ai deux viroles de silo pleines de 1935, et environ 18.000 kg. de bon foin sec 1935 d’avance, et que j’ai pu conserver la moitié des Glaises pour être fanée, je ne suis pas inquiet pour l’affouragement de mes bestiaux l’hiver prochain. L’ensilage vient d’être fait (herbes de fossés, orties et vesces) dans de bonnes conditions. Roger Louvet, enfin guéri de sa phlébite, va s’ins­ taller ici cette semaine : je le ménagerai beaucoup, mais je n’aurai plus besoin — j’espère — de guetter tous les retours de travail, de pointer les manches d’outils cassés, de surveiller moi-même la traite quand J... est dans les champs, etc. P... ne me voit toujours pas ; il m’écrit, de temps à autre une lettre totalement détraquée ; il continuel’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 179 à ne rien réaliser du chagrin qu’il me fait, car, s’il le réalisait je ne peux pas croire qu’il s’en fouterait autant... ... Si la S.d.N. doit finir de mourir, Blum et Cie sont-ils capables de la remplacer par autre chose de plus viable ? Je n’ai pas une confiance absolue ; et si, à l’intérieur ou à l’extérieur, Blum, trahi par ses copains communistes ou radicaux, échoue, je crains la violence de la réaction. Jérusalem est si agitée que je ne pourrai même plus m’y retirer ! Je vous embrasse de tout cœur, toi et Raymond, mes grands chéris qui ne m’ont jamais fait de peine. ====Surmenage==== * ... J’ai, sur mon bureau, encore, ta lettre de fin avril qui attend sa réponse, puis celle d’il y a huit jours. Je n’insisterai pas sur le surmenage dont j’ai été victime depuis plusieurs mois ai renvoyé C... et placé L... avant Pâques, j’ai été évidemment soulagé de deux surveillances nécessaires que j’exer­ çais sur eux, en vain. Mais le fidèle Joseph, qui a toujours manqué de méthode et de précision, a multiplié ses oublis au printemps (admettons que ce soit l’effet de la saison sur les besoins de sa vingtième année) ; et, en somme, depuis le départ dei8o Hugues, en octobre, je n’ai reçu de personne, sauf de quelques enfants attentifs, un bulletin m’indiquant un quelconque travail à faire. Alors, en dehors des bêtes et des ateliers, en dehors du contrôle d’apprentis qui sont actuellement 29, cela m’a fait, depuis mars, un nombre appréciable de kilomètres à pédaler chaque jour en plaine. Je n’ai pu compter sur Joseph que comme sur un chef d’équipe capable de stimuler ou de contrôler une ou deux équipes. Et, tout le reste, je me le suis appuyé. Alors, vers 21 heures, je me mettais à écrire lettres d’affaires, comptes, rapport- bilan, etc., quand je me décidais à aller dormir six ou sept heures, je n’avais plus le courage d’écrire aux fils. ====Inquiétudes==== * //26 juillet 1936// * ... En ce mois de juillet où, presque chaque jour, il pleut, tantôt o mm. 2, tantôt 15 à 20 mm., il me faut aller moi-même sans arrêt regarder le degré de rosée dans les céréales, vérifier l’assèchement des gerbes... Il m’arrive d’avoir fait plusieurs kilomètres le matin entre 5 heures et 6 heures moins le quart avant d’éveiller les enfants... ... La politique. Tu devines mes réactions, mes inquiétudes. Satisfaction, d’ordre intellectuel surtout, des premières lois sociales de Blum. Tristesse dul'entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 181 ralentissement des dernières semaines : j'espérais voir une ouverture de crédit de plusieurs milliards (puisqu’on nage dans l’inflation) par l’Etat aux industriels et commerçants en difficulté : le projet publié cette semaine, avec trois semaines de retard, est d’une timidité et d’une médiocrité qui me terrifie ! Cette aide limitée aux exportateurs, et cette exten­ sion de l’assurance crédit, c’est un cautère sur une jambe de bois. Je crains, avant quinze jours, une avalanche de fermeture d’usines, d’ateliers, de bou­ tiques, et une recrudescence de chômage formidable. Les lois sociales n’avaient de valeur que comme début de travail, d’une cohésion rare et estimable en notre pays ; mais, si c’est tout, si Blum, après cet effort, reste en panne dans sa course à la revi- gorisation de l’économie, les lois sociales augmentent le gâchis, et les misères. La faiblesse gouvernementale devant les occupa­ tions d’usines a été fâcheuse : cela n’aurait pas dû durer plus de huit jours tout compris ; quoi qu’on dise, ce n’est pas encore fini. L’office du blé, s’il n’est pas suivi par l’office du vin, l’office du lait, l’office de la viande, etc., sera sans doute un leurre, profi­ table aux gros producteurs et aux fraudeurs. La « coopération obligatoire » est une absurdité : on ne coopère pas sous le knout ; relire Terres défrichées de Cholokhov. Et, depuis qu’hier certains journaux y font des allusions inquiètes, je suis hanté par l’histoire des avions : depuis dix jours le Gouvernement français182 :(et non pas une maison privée) a vendu des avions au Gouvernement espagnol, et promis. des pilotes français pour les amener à pied-d’œuvre, c’est très grave et cela peut faire sauter le régime. Quand cette lettre te parviendra, sans doute saura-t-on le fin mot de l’histoire : si les avions sont vendus depuis trois mois, rien à dire. Mais l’arrivée en avion, d’Espagne, hier, de n millions d’or au Bourget, me laisse perplexe. Quand l’Angleterre armait l’Ethiopie, elle avait le tact de le faire par personne interposée, et non en tant que gouvernement commerçant. Et cette guerre civile espagnole me paraît bien confuse. Et les troupes qui abandonnent le Maroc espagnol ? Pourvu que les Italiens n’y débarquent pas à leur place. Qu’il est triste de se dire que les Anglais demeurent avachis et que le grand homme d’Europe est Hitler, qui gagne à tous les coups ! Son absorption de l’Autriche sans en avoir l’air est un chef-d’œuvre. ====Thorez et Duclos==== * //6 août// * ... Lis-tu dans la presse des extraits des discours des chefs communistes, Thorez et Duclos ? Ils sont d’un patriotisme, voire d’un nationalisme qui pour­ rait être signé Poincaré.183 ... Inutile de te dire que Hitler, Franco, les Portu­ gais, Lloyd George, Staline et le jésuitisme des communistes qui ne cessent de trahir et d’insulter le Gouvernement, ne me disent rien qui vaille ====Morienval==== * //Morienval, 2 novembre 1936// * ... Tout cela, et l’accumulation de travaux inces­ sants, de soucis, de chagrin causé par Pierre, m’a fait sentir un tel poids de fatigue que j’ai pris la résolution de prendre trente-six heures de grandes vacances, à la Toussaint où il n’y a que dix présents à la ferme. Et j’ai pris le grand remède que j’em­ ployais il y a trente ans quand le travail intellectuel intensif me flanquait ces migraines. J’ai pris, samedi soir, un train pour Compiègne, avec un pyjama dans un sac à dos. Hier 30 km. à pied dans la forêt, splendide, dorée, absolument solitaire : couché dans un village ; clairière après avoir écrit quelques lettres à la nuit (la notion de vacances n’excluait pas d’emporter courrier en retard et papier à lettre) ; ce matin, par un soleil automnal radieux, encore 20 km., à pied, sans m’asseoir, sous les hêtraies, en zigzag, en évitant toutes les routes carossables. Et du petit village-lisière où j’attends l’autocar qui va me ramener à une gare de grande ligne, je t’envoie ma tendresse. Je suis ravi d’avoir fait cette marche exquise, sans aucune fatigue, sans palpi­ l’entre-deüx-guerres : la f.a.a.b.a. 14 septembre 1936184 QUELQUES LETTRES tation de cœur même pour monter sur les buttes de la forêt d’où les panoramas automnaux étaient splendides. Il y a vingt-cinq ans que je n’avais erré dans cette forêt : je me suis convaincu que j’ai peut-être moins vieilli que je le crois à Soucy, où je ne peux plus monter la moindre petite côte à vélo, où je m’essoufle en courant 20 mètres. Et, si j’ai, demain, une bonne courbature dans les jambes (je n’en sens encore rien), ce sera l’heureux corollaire d’une détente nerveuse salutaire. Tant pis pour les conneries qui auront pu être faites dans l’alimen­ tation des vaches pendant trente-six heures... Je ne te parle pas politique : les communistes me dégoûtent autant que les Croix de feu, ils sont encore plus jésuites. Quelques amis industriels vus récemment notent, dans des domaines différents, une nette reprise de commandes et d’encaissements depuis la dévaluation. Avec un budget comme celui d’Auriol, c’est inconcevable, si cela dure plus de trois mois (1). (1) On rapprochera de cette lettre la carte, adressée de Morienval aussi, à un ami d’enfance, le 2 novembre 1913. ====Morienval==== * //Morienval (Oise), 2 novembre 1913.// * Trois jours de Paris m’ont dégoûté, énervé, mis en rogne et je m’en vais tout seul dans le Valois. O l’exquis jour des morts ! Ce matin je partis de Villers-Cotteret à 7 heures et fit 25 kilomètres à pied — tout le long de l’Automne — vallée boisée et semée d’églises délicates et de ruines distinguées. Le clou est ce bijou célèbre parmi les archéologues d’un charme exceptionnel. Et les cimetières de campagne tout fleuris de chrysanthèmes et de dahlias, dégagent aujourd’hui une musique attendrissante... O la joie de la solitude ! O la poésie de l’Ile-de-France ! O le désir d’avoir le père Roger à dîner jeudi prochain...l’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 185 ====Attitude d'homme d'affaires==== * //21 février iyyj// * ... Je conçois que l’attitude d’homme d’affaires de G... déçoive Raymond, comme elle t’a déçu, il y a dix ans ; d’autant que, avec les difficultés croissantes de toutes les affaires, son caractère anti­ social de directeur de société anonyme a dû s’accen­ tuer... Il est naturel que, comme tu me l’écris, la mentalité soit mauvaise chez les salariés de G...; si actif et énergique que soit ce brasseur d’affaires, il est tellement âpre et méprisant de toutes les contigences morales ou sentimentales, qu’il appar­ tient, selon moi, à cette race de patrons qui justifient amplement le mécontentement et l’amertume hostile de leurs subordonnés. ====Crises sentimentales==== * //1er juin 1937// * Je ne sais combien de fois j’ai voulu répondre à tes deux lettres des 18 et 20 mai ; mais, ou bien il était 1 heure du matin, et je m’étais interdit de ne pas me coucher après terminaison des écritures urgentes ; ou bien il était 23 heures, et j’étais vaseux car je venais de dormir une demi-heure à mon bureau, etc. Fatigue due à ce que, mon chef de culture ayant été indisponible (deux légers accidents successifs), puis absent huit jours pour raison de famille, je ne m’asseyais jamais, sauf pour manger,,, 186 entre 5 h. 3/4 du matin et 20 heures ; ajoute à cela un quintuple furoncle à la tempe (nullement gênant mais nécessitant des soins précis), l’incapacité où je suis de ne pas avoir du chagrin des lettres véhé­ mentes, pleines de calomnies et d’inadmissibles reproches que P... m’a encore écrites il y a peu de semaines (sa mère n’admet ni ma désapprobation de son adultère, ni la possibilité que je lui aie conservé toute mon affection malgré cette désapprobation), et, d’ailleurs, cette correspondance est terminée pour le moment, et j’ai la certitude que, lorsque le divorce sera enfin prononcé, je retrouverai un P..., réaxé et affectueux). Enfin tout cela m’a empêché de t’écrire. Mon chef de culture a repris son service hier, n’a dit ou fait que cinq conneries dans la journée. Aujourd’hui, presque tous les gosses sont aux Glaises, où deux faucheuses attaquent une minette splendide, et où les autres tournent du très beau foin, peu abîmé par un court orage d’avant-hier... Tout ce que tu m’écris de B... ne me surprend pas : c’est l’événement banal qui chamboule, parfois pour six mois, parfois pour six ans, parfois pour une plus longue tranche de vie, un garçon de 24 ans. Je ne lui en veux pas du tout de coucher avec une femme d’ami au lieu d’aller au claque, ni d’avoir été désaxé par cette coucherie, par les conneries de son frère, par l’incompréhension de G..., par la mauvaise qualité du chef d’exploitation dont il espérait la place. Ce sont, toujours, des crises où il est difficile de se ressaisir, même avec l’aide d’un ami tel quel'entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 187 toi... L'essentiel dans ces crises sentimentales banales, qui provoquent d’habitude un fléchissement de caractère, de tenue, de courage, bien plutôt qu’elles ne sont provoquées par ces relâchements, c’est de travailler. Le décollage viendra un jour ; sans doute le hâterais-je si je pouvais ; pour cela je ne vois qu’un moyen... l’expédier en France. J’ignore où il en est pécuniairement, et je ne veux pas demander à la banque où en est le compte d’un tiers, même d’un fils : si, comme probable, il est sans le sou, il doit pouvoir se procurer l’argent d’un voyage éventuel en France en vendant sa voiture — à moins qu’il n’ait des dettes. En ce cas, je lui avan­ cerais le prix de son ibllet Meknès-Bel-Air. Tu .me dis qu’il gagne 1.000 francs par mois. Ce doit être récent, car, en février, il me parlait d’un fixe de 800 à 900 francs ; et, d’ailleurs, 1.000 francs par mois quand on a une poule à 7 km. et que l’amour doit vous donner soif, ce n’est pas formidable. ====Une rupture==== * //17 juillet 1937// * Ta lettre par laquelle tu m’annonces brièvement la rupture me soulage fort. Je te félicite, comme m’ont félicité mes proches lorsque, le 13 juillet 1918, ils apprirent que je ne reprenais pas la vie commune avec ma femme — si meurtri que je fusse par les quatre ans de souffrances dont je sortais. Seulement, moi, interné en Suisse, je n’avais pas le droit de venirQUELQUES LETTRES en France et, pour me remonter, je m’astreignais à faire pour l’ambassade de Berne des traductions fragmentaires et des comptes rendus de livres alle­ mands d’actualité. Tandis que toi, qui n’est pas interné, tu pourrais peut-être recouvrer l’équilibre moral définitif en faisant un saut en France. Qu’en penses-tu ? A l’exposition tu verrais (quelle que soit l’époque de ta venue) des fondrières, des bâtiments en panne, et, parmi les pavillons terminés, un sur dix dont le contenu est amusant (Italie, céramique, verrerie, publicité) ; à côté de l’Exposition, une exposition d’art français (du xie siècle aux Impressionnistes) rigoureusement merveilleuse, avec des trésors, insoupçonnés de moi, mandés d’Amérique, d’Alle­ magne, de Russie. A Bel-Air, tu verrais un vieux un peu las, trop mal secondé, obligé, quand il emmène des gosses un après-midi à l’Exposition, parce qu’à la ferme il n’y a qu’une équipe de battage et rien à contrôler dans les champs, obligé, dis-je, de corriger six ou sept conneries que le soi-disant chef de culture a commises ou laissées commettre sous ses yeux dans cette après-midi... ====L'anarchie universelle==== * //6 novembre 1937// * ... Je regrette que tu n’aies pas pu obtenir le bled convoité — ces déceptions sont le lot courant de lal’entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 189 vie ; pas plus que moi, tu ne verras le règne de la justice, de l’honnêteté, du désintéressement sur terre, même au Maroc. Tu réalises, j’espère, à quel point, de jour en jour, l’anarchie universelle va croissant ; il ne peut en être autrement quand tous les groupe­ ments d’intérêts s’affrontent, se tirent dans les jambes, se trahissent mutuellement au lieu de s’unir : si tous les trusts pétroliers (Shell, Eagle, etc.) avaient, depuis six mois, décidé de ne plus vendre leurs produits à l’Italie, au Japon, à Franco, crois-tu que nous en serions, dans cette planète stupide, au point où nous en sommes ? Du moins je sais gré à Delbos, comme naguère à Blum, d’avoir réussi, même au prix de concessions dont certaines dénotent un réel courage, à éviter une conflagration dont je présume, d’ailleurs, que l’Allemagne a peur plutôt qu’elle ne la désire en ce moment. As-tu lu la scène Tardieu-Labeyrie au tribunal de Lyon ? Comme dégueulasserie de part et d’autre, rien n’est plus savoureux. ====...UN BON TIERS DU CUIR CHEVELU==== * //13 décembre 1937// * Quelques heures avant de quitter Paris où, pour la première fois depuis mai 1919, je viens de passer trois semaines. Oui, je t’entends déjà me reprocher d’être venu dépenser au théâtre, au cinéma et au dancing l’argent gagné avec les navets fourragers et les salsifis ! Eh bien, ton jugement est en défaut.190 * QUELQUES LETTRES Il y a quatre semaines, je t’ai envoyé une carte de chez Pierre V... ; le lendemain, je passai la matinée chez Edmond. Par téléphone, je savais que tout allait bien à Bel-Air : je décidai donc de me ballader quatre ou cinq jours pour le seul plaisir de la ballade, et pour la première fois — si longtemps — depuis 1931. Le deuxième soir de ces grandes vacances, un boucher périgourdin n’admit pas, à 18 heures, la présence, au bord d’une route de petit village, d’un piéton qui voulait acheter quelques cartes postales ; en me dépassant, tous feux éteints ou sans lanternes (il était à 50 mètres de sa porte) il me frôle, je tombe doucement sur le cul, et dans ce mouvement, il m’arrache avec l’aide de sa voiture un bon tiers du cuir chevelu. Pas de pharmacien dans le patelin ; pansement très sommaire, et le premier vrai pansement antiseptique ne fut fait que cinq heures plus tard à Périgueux, distant de 45 km. J’étais donc sûr d’avoir de l’infection. Retour à Paris le lendemain, installation en clinique (1) ; infection prévue, le surlendemain, opération de trois quarts d’heure le 23 novembre, curetage du cuir chevelu, ablation de membranes infectées. Conva­ lescence rapide ; quitté clinique au bout de dix jours, mais comme le pansement, compliqué, nécessitait (1) Rue de la Chaise. Les visiteurs se souviennent que la porte de la chambre du malade portait les premiers jours un bulletin de santé rédigé de sa propre main, malgré la fièvre, engageant ses amis à revenir ou s’excusant de ne pas les recevoir. Les médecins durent interdire tous efforts de ce genre à leur patient, très éprouvé par la commo­ tion et ses suites.l'entre-deux-guerres : la f.a.a.b.a. 191 la présence d’un chirurgien, de l’infirmière, et l’emploi de pinces, stylets, seringues, etc., je me suis installé chez mon frère pour aller un jour sur deux passer un quart d’heure dans la salle de panse­ ment. Ma plaie est fermée depuis vendredi, le chirur­ gien constatera ce soir qu’aucun risque d’infection ne subsiste, et, demain, je rentre à la maison. Comme l’os du crâne n’a pas été touché, je n’ai pas eu un choc très violent, même après l’opération. Et la fatigue intense que j’ai ressentie pendant quelques jours était, surtout parce que je n’avais guère de motif de réagir et que j’avais perdu pas mal de sang, la même fatigue que celle que je sentais depuis six mois, avant ces vacances si réussies. Je me reposerai d’ailleurs mieux à Soucy qu’à Paris, où je me rase, où je lis beaucoup moins que je ne vou­ drais, et où, depuis huit jours, je fais des visites à des amis pour n’avoir plus à y mettre les pieds avant deux ans. Grâce à Hughes, je ne me suis jamais fait de bile pour la ferme ; il est impeccablement actif, intelli­ gent, précis, et pense aux choses... Peux-tu m’indiquer l’adresse de Raymond ? Je n’ai pas eu signe de vie de lui depuis son séjour en France. Je conçois, comme naturel, d’être mis au rancart par mes fils comme un vieux gâteux, si peu gênant que je sois dans leur vie; j’avoue qu’il m’est désagréable d’ignorer jusqu’à l’endroit où ils se tiouvent. Pierre a profité de mon accident pour me témoigner beaucoup d’affection... =====IV. LE DÉSASTRE==== LETTRES-(1940-1942) Les lettres qui précèdent témoignent de la clairvoyance de leur auteur. Il savait, depuis 1933, plus précisément depuis 1936, que l’Europe courait à la catastrophe. Assailli, dans le meme temps, par les difficultés matérielles, il s’employait inlassablement, à y faire face. Afin de sauvegarder l’existence de son œuvre, afin d’assurer l’entretien de 25 apprentis (et non plus 35J il n’était point de sacrifices personnels qu’il ne s’imposât: « les dons manuels de l’adminis­ trateur » inscrits, chaque année, au bilan de Bel-Air pour 100.000 francs ait moins (et qui n’impliquaient ni les bienfaits accordés aux « anciens », ni les secours secrets offerts à tel ami, camarade ou parent), enta­ maient régulièrement un capital devenu modeste. Aux trois quarts ruiné, Charles recourait alors à des expé­ dients, si l’on peut dire : abandon du régime de large hospitalité pratiqué à Soucy, diminution rigoureuse du personnel, suppression du chef de culture, location du château ; réduction de ses propres dépenses quiQUELQUES LETTRES 196 ne portaient plus que sur l’achat de quelques livres, sa garde-robe n étant pas renoiivelée depuis vingt ans. Les événements d’ordre général, les drames de la ferme (accidents, mortels et autres), sa propre santé, compromise par le grave accident d’auto survenu en 1937, tout le prédisposait à considérer les êtres, les choses, avec détachement. Il était entré, on le savait, d,e manière prématurée, dans l’âge des déceptions. Quant à la ferme, celles-ci n étaient-elles pas doubles ? Sentimentales, lorsque certains de ses fils avaient paru ne plus répondre à l’appel de son cœur ; lorsque d’autres avaient enfreint la règle qu’ils leur donnait moins par son enseignement que par ses conseils et son exemple. Matérielles, lorsqu’il avait des raisons de craindre que la fondation sociale de Bel-Air ne réussît pas à dîirer. Il avait beau s’évertuer à en justifier les activités aziprès des autorités; il n’obtenait pas des subventions devenues vitales ; et les dons manuels ne colmataient plus les trous d’un budget toujours déficitaire. Ainsi Charles confiait, en 1939, à un ami qui s’inquiétait de sa santé, de ses nuits sans sommeil, de ses douleurs de tête, ce propos désabusé: « Oli ! moi, tu sais, pour ce que je tiens à la vie... » Pourtant, à l’heure du désastre, il étonnera chacun par son calme, son énergie, son dévouement. Dégoûté de l’égoïsme et de la lâcheté des hommes, indiciblement atteint par le malheur priblic, il se montrera digne et ferme devant l’occupant. Raffermi dans son désir de vivre pour servir.* doute de Charles, entreprendre une vdie’agri- goût et sans pénétré de LE DÉSASTRE 197 Incarcéré à Fresnes pendant quatre semaines (mars- avril 1941 ), soi-disant parce qu’il n aurait pas déclaré, en temps utile, l'existence d’un mulet de la ferme, Charles en sortira « suralimenté » et reposé. Il a profité de ses « loisirs » pour rédiger au crayon des « élucu­ brations » qui figurent ci-après. Suivent encore quelques lettres à diverses personnes, datées de Soucy, et des cartes interzone. Les dernières sont adressées au fils d’un ami qui, après le bachot, va par nécessité, par l’influence culteur.APRÈS MUNICH Saint-Pons (Hérault), hôtel Belot, le 9 octobre 1938 6 heures matin ====Après Munich==== A J.-C. Mon vieux, Ceci ne sera pas un récit de voyage. Deux après- midis de flânerie à pied dans les vallées de la Mon­ tagne Noire, avec un Daniel aussi silencieux que moi, m’ont amené à faire le point dans mes pensées très troublées : je comptais un peu sur ce voyage pour apporter quelque clarté à l’analyse des incertitudes qui ont commencé à se manifester — et avec quelle douloureuse acuité — quand, en mars, je me suis cru définitivement foutu : les événements de sep­ tembre devaient les accentuer, une fois passé l’hyper­ tension. Mon énergie ne me semble pas diminuée : seule l’est mon infatigabilité : je prends mon parti d’une tendance au vertige quand je suis un sentier de corniche au-dessus d’une paroi verticale — même de moins de 20 mètres de haut, et d’une courbatureQUELQUES LETTRES quand j’ai marché trois heures, si ralentie que soit désormais ma marche. Je me sens alors quasi-vieillard, et je réalise que je n’ai sans doute plus que dix à vingt ans d’activité possible devant moi. Très sincèrement, je m’en fous. Mais je ne suis plus certain, si je poursuis ma vie selon la formule adoptée depuis quelques années, de l’employer au mieux de mes capacités et de l’utilité générale. Sans doute ai-je connu, depuis dix ans, dans la tâche minuscule que je me suis imposé, un bonheur exceptionnel : celui d’avoir la certitude d’une active contribution à la création d’un petit nombre de bonheurs individuels. Peu importe, les déceptions que j’ai eues, puisque, malgré ma foi apparente en l’efficience de mon effort, mon scep­ ticisme du début quant à la vertu de cet effort me fait sentir, comme une surprise imprévue, chaque satisfaction morale que provoque le succès pro­ fessionnel ou la fidélité d’affection d’un de mes anciens. Mais dois-je persévérer ? Ne serait-ce pas le fait d’un égoïsme absolu que de poursuivre l’obtention de ces joies sur lesquelles j’étaie ma vie — comme sur quelques affections familiales et sur de rares amitiés profondes. Ai-je le droit (je pèse mes mots) de concentrer tout l’effort de ma vie dans la forge de caractères loyaux, d’énergies viriles, et — autant que les sujets s’y prêtent — d’intelligences sainement analytiques ? Ces garçons ne souffriront-ils pas beaucoup plus — même si la boucherie universelle est retardée de plus d’un an — I201 que si, sans m’avoir rencontré, ils se laissent absorber dès la quinzième année par l’hypocrisie ambiante et l’avachissement européen ? Les vingt lignes que mon fils Roland m’écrivit le jour de sa mobilisation ne dénotent-elles pas une souffrance bien plus aiguë, une amertume plus douloureuse que les réactions d’une masse d’hommes moins affinés, moins perspi­ caces ? Suis-je dans la bonne voie en cherchant encore à créer une élite, à un échelon quelconque de la société ? En donnant le goût de l’initiative, en développant les qualités marquantes de chaque individu qui n’est confié, alors que, comme ses visins, la masse des citoyens qui compose notre pseudo-république se verra, de plus en plus, dans la paix comme dans la guerre, moutonniser sous la direction d’hypocrites, de lâches ou d’incapables (tu es bien d’accord avec moi dans la certitude que Flandin reviendra au pouvoir) qui ne peuvent provoquer chez un être sain qu’une réaction de dégoût ou un esprit de rébellion ? C’est entendu, la paix a été sauvée — et tout était là. Si Hitler — le seul homme qui ne change pas de programme — ne parvient pas très vite à notre isolement total, la paix sera encore sauvée les pro­ chaines fois qu’il augmentera le nombre de ses esclaves. Mais, à l’exception de Bénès, et, par­ tiellement, de Chamberlain, les topos publics d’autres hommes d’Etat ou personnages consulaires dénotent une mentalité qui ne me fait rien présager de bon. Je ne peux pourtant pas me faire naturaliser202 OUELOUES LETTRES tchèque. Mais, puisque je me suis donné la preuve de modestes aptitudes à l’organisation méthodique de quelque chose, ne devrais-je pas liquider Bel-Air, Soucy (comme si le boucher des Eyzies ne m’avait pas raté) et consacrer ce qui me reste de force à aider les réfugiés, les émigrés — juifs et chrétiens indifféremment — dont le nombre ne va cesser d’augmenter ? Voire foutre le camp dans quelque Amérique du Sud, comme fonctionnaire appointé d’une organisation quelconque pour me sentir utile, constructif ? Et pour souffrir moins amèrement de l’opposition constante entre mon caractère inchangé et la veulerie de mon époque ? Cette incertitude n’est pas un caprice ; elle n’est pas seulement provoquée par les châtaigniers de la vallée du Jaur. Depuis plusieurs mois, je me suis posé la question plusieurs fois. Je ne m’en suis ouvert à personne. Tu ne le communiqueras donc à personne. Un jour, nous en parlerons. A bientôt. Je file sur Bédarrieu et Saint-Guilhem- du-Désert. Je t’embrasse. Charles ====L’OCCUPATION==== Bel-Air, 14 j' uillet 1940 A Mme C. C... Mon activité locale continue. Depuis lundi la ferme est très occupée, sauf le bâtiment d’habitation :LE DÉSASTRE 203 170 chevaux dans les écuries, sous le hangar, dans la basse-cour de Soucy. Tout se passe bien ; on passe son temps à bénir le « Chef » ou le « Herr Direktor » (selon le grade de l’interlocuteur) qui a une forge si pratique, un atelier où il permet aux Fachleute de travailler, et qui condescend à donner de multiples explications à de paisibles cultivateurs silésiens. Et puis, il ne blague pas avec les infractions aux multiples « défenses » émises par lui à la craie sur tant de portes et d’ardoises. « Faut-il que vous ayez bien appris l’allemand pour écrire correctement tant de défenses que vous avez raison d’édicter » me fut-il dit hier. Ainsi, du moment que je suis là, les mêmes incidents s’aplanissent immédiatement. Mais je n’ai pas encore osé laisser mes bonshommes sans moi une journée, aucun de mes élèves et collaborateurs (3 enfants et 12 adultes) ne parlant un mot d’allemand. C’est pourquoi je ne suis pas retourné à Paris, malgré mon désir intense d’être beaucoup plus actif. ====L’INCOMPRÉHENSION==== 14 juillet 1940 A Mme C. C... Je conserve une sérénité absolue, quoique je n’aie eu de nouvelles que d’un de mes anciens. Ce dont je souffre abominablement, c’est de ne voir presque que des gens qui continuent à ne rien comprendreet qui ne pensent (selon leur personnalité ou leur ex-rang social) qu’à leurs petites affaires, leurs comptes en banque, leur apéritif ou le menu de leur 18 août 1940 La ferme s’est peuplée ; nous sommes maintenant cinquante à table. Demain, j'affronte les « bureaux », je leur dis ce que j’ai fait, ce que je fais, ce que je veux faire, et je demande des crédits substantiels, faute M desquels ma construction sociale s’écroulera à l’automne. J'ai peu d’espoir d’obtenir les quelques dizaines de millions de francs nécessaires à l’extension d’activité que je leur souhaite... Je supporte admi­ rablement la chaleur et quinze heures d’occupation intensive quotidienne. ====SI L’ON VAINCT LA VEULERIE==== Bel-Air, 31 juillet 1940 ... A Roger L... Vieux frère, ... Tous nos proches, par le sang, sont sains et saufs... Hier j’ai reçu des nouvelles du neuvième de mes fils (sur plus de cinquante). ... Je n’ai aucune inquiétude pour nos Marocains qui battent certainement leurs moissons... La seule mort qui me touche jusqu’à présent, et que peut- LE DÉSASTRE être tu ignores encore, c’est celle de Raoul et Edith Sciama, ensemble, devant la Loire qu’ils auraient eu largement le temps de traverser à pied (si Raoul en était encore capable)... Le 15 juin, des obus de petit calibre tombèrent sur le fleuriste et dans le parc, rien sur les maisons ; des mitrailleuses étaient postées à ma porte, et il y eut cinq victimes, étrangères au village. Tu devines si, ayant à ce moment quatre cents ou cinq cents réfugiés à calmer dans la ferme, je me félicitais d’avoir expédié outre-Loire tous mes gosses. Le 18 juin, dès qu’eût été inhumée une femme tuée en servant à boire aux soldats, et expédiés sur un hôpital deux blessés que j’avais soignés quarante-huit heures, le travail reprenait à Bel-Air, avec des réfugiés. Mon but, communiqué dès le 24 juin aux offices de placement, Caisses de compensation, et Action sociale de Seine-et-Oise : faire l’apprentissage de quelques enfants et l’adaptation agricole du plus grand nombre possible d’adultes, chômeurs certains. Offices de placement, Caisses de compensation : résultat zéro, comme l’hiver dernier. Action sociale (le vicaire général est un presque ami de vingt ans) : un gosse très fragile. Actuellement : je fais travailler cinq gosses (dont quatre des miens rentrés), deux excel­ lents cultivateurs, jeunes et intelligents, dix ouvriers et bourgeois divers, dont un ouvrier de Roubaix épatant à tous points de vue, et, depuis samedi, dix personnes inconnues pour qui je jugeais la cuisine de Bel-Air supérieure à celle du camp de Melun. Ma directrice20Ô quelques lettres est rentrée depuis peu. Certains de mes garçons (qui, tous, sont arrivés sans accroc dans les régions où ils devaient travailler, Berry, Saintonge, etc.) vont rentrer dès que les autorités françaises les laisseront revenir, avec les certificats que je leur ai envoyés. Ma santé ne laisse rien à désirer : j’ai admirable­ ment supporté, en juin, neuf nuits sans me déshabiller (il fut des vingt-quatre heures où les portions chaudes que je servais de jour et de nuit aux fuyards type Callot dans ma cour aménagée à la Téniers, dépas­ sèrent largement le mille) ; en j uillet, j usqu’à hier matin, l’hébergement de quatre-vingt quinze chevaux, et tout le matériel et tous les hommes que cela représen­ tait, moi donnant des ordres, multipliant les écriteaux d’interdiction (moteurs, etc.), respectés par eux autant qu’il y a vingt-cinq ans. Je supporte, par contre, abominablement (car c’est la seule souffrance avec laquelle je m’éveille à 3 heures), la mollesse, l’ava­ chissement, l’incompréhension, la paresse et l’égoïsme d’un peuple, que, jusqu’au 15 juin, je croyais mora­ lement supérieur à ceux qui le menaient. Dans le présent je travaille sur place ; je m’attends au maximum de catastrophes personnelles dites maté­ rielles. Tout cela n’est rien, si l’on vain et la veulerie et la crasse intellectuelle. Si on ne la vainct pas, et si cela ne m’est pas impossible, je pense pour l’avenir à quelque Nouvelle-Calédonie, dont j’ouïs jadis chanter les louanges par une tante de Suzanne. Avec trois ou quatre de mes garçons qui n’aiment pas207 LE DÉSASTRE la lâcheté, ce sera peut-être la seule solution pour mon foutu caractère. Je vous embrasse tous trois. ====ÉLUCUBRATIONS EN PAGAIE==== Fresnes, du 30 mars 1941 au Le ciel est par-dessus le toit Si bleu, si calme Un arbre dans le ciel qu’on voit Berce sa palme... Nulle différence pathologique ni psychologique entre cette Grande Peur, et, d’après les récits, les215 LE DÉSASTRE Grandes Peurs de l’an Mil, des Guerres de Religion, du xvme siècle. Argument irréfutable contre ceux qui croient au progrès de l’humanité vers le bien... Qiie sera-ce l’hiver prochain si la famine réelle sévit dans les villes, avec son cortège classique de typhiques, de cholériques, etc. ? Les troupeaux de bétail humain ne fuiront plus « vers la Loire » mais simplement vers les champs contenant racines ou fruits. Nous connaîtrons les razzias des campagnes par des tourbes citadines déchaînées. Aucune autorité locale ne pourra l’empêcher : on n’empêche pas les grandes marées de submerger les môles. Roosevelt, sauras-tu empêcher l’Europe de som­ brer dans une telle misère et dans un si total déshon­ neur ? Je ne le crois pas. 5 avril. J’ai terminé le volume mal composé et confus de P. sur l’Europe de 1848 à 1860 : épais fichier dépourvu de vie et d’esprit de synthèse. Il en ressort le rôle de plus en plus important joué par l’homme d’affaires (banquier, ingénieur, etc.), dans l’évolution politique des divers pays d’Europe : presque sans interruption, il y eut des guerres sur l’un ou l’autre point du continent, entre 1848 et 1870. Approchons-nous de la fin de cette période ? Verrons-nous les rivalités des banques privées QUELQUES LETTRES annihilées par des organismes du capitalisme d’Etat, et un organisme européen international — sorte de banque de règlements internationaux à pouvoirs étendus — prendre en main non seulement le finan­ cement, mais le contrôle et l’organisation même d’entreprises d’intérêt public européen : industries alimentaires, production de matières premières, transports, etc. ? Après cette guerre, la plus absurde, la plus cruelle de toutes pour des dizaines de millions de civils, verrons-nous des Etats-Unis économiques d’Europe, qui n’empêcheront pas chaque groupe ethnique de vivre, de se gouverner politiquement, de se déve­ lopper selon sa personnalité ? Ce serait trop beau pour mes fils de voir cela : c’est donc une utopie stupide. Mais alors ? L’anarchie continuera-t-elle, avec son déchaînement de jalousies, de hargne, et, chez chacun, le désir souvent avoué de chiper au voisin ? Tous les esprits continueront-ils à être faussés par les mensonges contradictoires des radios et des presses ? Et l’armistice de 194... ne servira-t-il qu’à préparer des révoltes et des trahisons futures ? Il me semble de plus en plus certain que la puis­ sance victorieuse sera la Russie, puisqu’elle sera la seule intacte dans sa richesse, dans sa productivité aussi bien d’hommes que de matières premières ou fabriquées. Dans quelle mesure imposera-t-elle sa volonté et sa « Weltanschauung » depuis la Vistule jusqu’àLE DÉSASTRE 217 Gibraltar ? Comment seront reçus par les peuples les émissaires polyglottes qu’elle déléguera à la russification du vieux continent européen désagrégé ? Le demi-instruit qui peuple les campagnes et les usines de l’Occident n’admettra l’évangile stalinien que dans la mesure où il croira en acquérir plus de bien-être ; si, comme probable, le salarié n’en acquiert que plus de papier-monnaie dévalué, et si le petit exploitant (cultivateur ou artisan) ne voit comme effet qu’une réduction croissante de sa liberté de travail et un asservissement quasi-total à une régle­ mentation sévère de sa productivité, le méconten­ tement surgira avant que le régime ait le temps d’être appliqué en détails. Je vois de moins en moins clair dans notre après- demain. Pourtant, quelque chose de nouveau devra naître : la féodalité de banquiers et d’industriels ne peut pas reprendre les gouvernails avec une puissance accrue. par les exigences des reconstruc­ tions essentielles. 10 avril. -- La lecture pénible de « Matière et iné- moire» m’a laissé une impression décevante; sans doute l’absence d’élasticité de mon cerveau a-t-elle provoqué une disproportion entre l’effort que j’ai fait pour suivre les raisonnements de cet ouvrage dont j’avais oublié le détail, et le soulagement que j’éprou­ vais à la fin d’un développement, quand je me leurrais de la satisfaction peut-être illusoire d’avoir compris.QUELQUES LETTRES Contrairement aux lectures philosophiques que je faisais jadis, j’ai l’impression qu’un tel livre est inutile, sinon pour la gymnastique qu’il impose au lecteur, au commentateur. La puissance de la pensée bcrgsonnienne ne parvient pas à me passionner pour un problème impossible à résoudre avec une rigueur scientifique pure, problème tellement exté- rieur aux contingences que je ne puis m’y plonger avec foi, en oubliant les contingences. Au contraire, les cinquante premières pages de 1 V Essai historique sur les sacrifices, que j’ai relues hier soir, après une quinzaine d’années, conviennent à mon état d’esprit actuel : problème humain, éternel et vivant. Peu importe que tous les arguments de la thèse ne soient pas également convaincants, peu importe même si certaines observations de seconde ou troisième main que Loisy choisit pour étayer ses raisonnements ne soient pas d’une véracité historique absolue. Une fois encore, cet esprit me conquiert par sa pénétration profonde et par ia précision de son analyse ; cet écrivain m’enchante par sa forme incisive et son animation. Je ne me lasse pas d’admirer cette vie d’étude solitaire, dont peu d’années ont été consacrées à un prosélytisme intellectuel restreint ; cet homme, qui n’a jamais voyagé, qui n’a puisé ses connaissances que dans les ouvrages d’autrui et dans les textes originels, devrait, par la sûreté de sa méthode et l’objec­tivité de son intelligence, avoir fondé une école de travailleurs d’élite, indépendants et modes-moralistes. et tes, tant exégètes qu'ethnologues LE DÉSASTRE Pendant les années imminentes où la cruauté, la douleur et l'anarchie humaines ne connaîtront pas de bornes, les études abstraites ne seront donc pas susceptibles d’apporter quelque apaisement à mon anxiété d’esprit ; les seuls problèmes concernant les institutions des hommes, l’évolution des peuples, des sociétés, des religions, des idées, des mœurs, parviendront à capter mon attention. Sans doute de telles lectures ne pourront qu’ancrer en moi, avec une force accrue, la pensée que le progrès humain n’existe pas. Les Grecs du ive siècle étaient plus heureux que les Européens du xxe siècle ; l’esclavage organisé, pendant les dizaines de siècles, n’était pas plus dégradant que l’esclavage camouflé, caractéristique d’un temps où chaque individu, assujetti à l’Etat-tyran, est incapable d’agir et, souvent, de se déplacsr librement. ====RETOUR DE FRESNES==== Soucy, 17 avril 1941 A Mme C. C... ... Rentré hier matin après quatre semaines de repos, de détente, de lectures historiques et philo­ sophiques (au moins 4.000 pages) et de suralimen­ tation en œufs, viande, cakes, pain d’épices, confi­ tures, etc. Reçu toutes vos lettres et vos splendides220 OUELOUES LETTRES colis... J’ai laissé pour dix à quinze jours de provi­ sions à mes compagnons de cellule, et j’ai fait d’innombrables heureux, pendant trois semaines, avec des dattes, confitures, œufs durs, tranches de salé et pains que nous ne pouvions consommer à trois. Ayant pris toutes mes précautions vestimentaires, je n’ai jamais eu froid ni de jour ni de nuit, j’inondai la cellule de soleil jusqu’à midi en ouvrant la grande fenêtre, et comme j’avais eau courante et cuvette, je n’ai pas souffert un instant de quoi que ce soit de matériel : seul me peinait l’état de nombreux garçons de 16 à 19 ans (pour des condamnations variant de dix mois à cinq ans) qui n’ont ni argent pour acheter à la cantine légumes, marmelade, café le matin, ni colis, car la ration de rutabagas distribuée est scandaleusement maigre (tripotages des cantiniers français). Je n’ai eu affaire qu’à des Français, la plupart braves types, quoique froussards, et évidemment mécontents de la surpopulation dont on leur impose la garde. Je suis content de pouvoir aider quelques gosses intéressants — orphelins — qui méritent une amélioration de leur ordinaire. 4 mai 1941 Carte de P... qui semblait ému par mon aventure : ce qui m’humilie de la part de ceux qui connaissent bien mon caractère. Trois instructions contradictoires concernant lemulet, et provenant sans doute de fonctionnaires rivaux, sont arrivées à Fontenay en quarante-huit heures ! Le mulet attend donc patiemment chez moi l’heure de devenir saucisson. Nous sommes aussi philosophes l’un que l’autre, mais il est nette­ ment plus décati que moi... Je suis constamment dérangé, soit par des amis ex-éplorés, soit par des gens qui veulent diriger leur fils vers l’agriculture ou acheter un cochon. Où est-il mon beau calme de Fresnes, avec Renan, Loisy, Bergson ? Je viens d’être sollicité pour Soucy, à deux heures d’intervalle, par le Secours national pour colonie de vacances et par l’Armée du Salut, comme maison de repos pour les officiers. Je fais ce qu’on veut dans cet ordre d’idées, pourvu qu’on ait l’engage­ ment de l’autorité occupante qu’elle ne délogera pas les habitants pour prendre leur place... Verlaine. De quelque affaire qu’on s’occupe, quel que soit le haut ou bas fonctionnaire auquel on s’adresse, partout règne la même anarchie. Les règlements se contredisent: même lorsqu’ils émanent de la même autorité centrale. Leur interprétation varie selon l’individu chargé de les appliquer. Le règlement n’a plus aucune valeur intrinsèque ; du moins, il ne se transpose pas en faits homogènes dans les actes des citoyens. Une formule administrative n’a en soi aucune valeur propre : la personnalité de celui qui l’applique donne à la circulaire n° x son caractère équitable ou inique. Exemples récents : les modalités de perception ou de non-perception de l’allocation de chômage pour les familles des chô­ meurs en reclassement professionnel (quatre moda lités différentes pour dix chômeurs) ; les réquisitions ;208 quelques lettres le refus, un soir, de remettre à un détenu des brosses à habits et à cirage... qu’on lui remet le lendemain matin, etc. En a-t-il toujours été ainsi ? Est-ce un effet de l’impraticabilité d’une centralisation à outrance que l’on poursuit ? Est-ce au contraire un résultat d’une excessive décentralisation par laquelle peut se développer l’initiative des agents d’exécution subalternes ? Pendant longtemps, j’ai attribué l’anarchie admi­nistrative à la mauvaise confection des lois, préparées, amendées au petit bonheur, reprises après de longues périodes d’assoupissement pendant lesquelles les conditions de vie avaient changé ; textes rendus confus et hétéroclites par la masse d’individus qui avaient collaboré à leur rédaction en justifiant leur intervention incompétente par des motifs souvent plus électoraux que juridiques. Je suis persuadé depuis six mois que l’exécrable inorganisation du travail parlementaire français n’est pas seule respon­ sable du caractère précaire et anarchique de la législation française des dernières années, souvent viciée par des vues abstraites, indigestes et par un manque de sens pratique, néfaste aux gouvernés. En effet, depuis six mois, plus de commissions parlementaires, plus de rapporteurs obligés de faire des concessions à un collègue jaloux ou dangereux, plus de verbalisme démagogique en séances publiques, et, ensuite, plus de lents et pénibles accouchements de règlements d’administration publique où les conseillers d’Etat — matrones s’efforçant de donner LE DÉSASTRE 209 34 de la vitalité aux avortons dégingandés issus du giron du Parlement. Il n’y a plus que des fonction­naires qui pondent individuellement des circulaires sous leur responsabilité personnelle ou celle de leur supérieur hiérarchique direct. Or tous les textes sont encore plus confus qu’avant la mort du Parle­ment, seule la quasi-impossibilité de recours du gouverné contre un arbitraire qui est à la base des autorités des deux nations qui nous gouvernent, distingue les conditions de vie juridique du Fran­çais 41 de celles du Français 39. La société humaine prétendue civilisée a-t-elle toujours connu cette incohérence ? Même sous les régimes juridiques semblant les plus logiques et les plus rigoureusement codifiés ? Droit romain, droit canon ? — En ce cas, la philosophie du Droit est une pure spéculation de l’esprit, sans rapport avec la vie des hommes. Et le problème de gouvernement se réduit à ceci : éduquer, méthodiquement, et pratiquement, les individus chargés de modifier les lois, de rédiger et d’appliquer les règlements. Tout l’effort du pouvoir central se bornerait à former l'esprit critique et le sens réaliste de ses conseillers, de ses agents d’exécution, de ses contrôleurs. Existe- t-il un pays (Scandinavie, Dominions britanniques) où les détenteurs de pouvoirs législatif et exécutif soient fabriqués selon ce principe ? Comment Socrate me répondra-t-il dans « les Lois » de Platon, que je recevrai dans quelques jours ?210 QUELQUES LETTRES A quoi se raccrocher quand sera terminée la période sanglante de la guerre, suivie incontesta blement de famine européenne et d’un déséquilibre moral et social prolongé ? Il semble que, chez les grands et chez les petits, cette guerre, au stade actuel, ait intensifié tout ce qu’il y a de plus bas dans la nature humaine : égoïsmes dégénérant en cruautés, malpropreté morale aboutissant à la vénalité. Tout est absurde, irrationnel, lâche, laid. Quelles sont les valeurs qui survivront ou qui naîtront dans ce cloaque quasi-universel ? Morale chrétienne ? On en rira comme on rit d’un fétichisme de religion nègre. Respect de la loi ? Mot vide de sens, tant est confuse et changeante la loi même. Goût du travail manuel ? Oui, dans la mesure où le travailleur trouve des aliments pour produire la force qui lui est nécessaire. Si l’ouvrier des villes trouve dans, les ressources du marché noir assez de calories pour assurer sa ration d’entretien, seul le cultivateur trouvera dans son sol de quoi lui assurer une ration de production. La spéculation philoso­phique ? Elle restera toujours l’apanage d’une minorité infime. Les sciences expérimentales ? Peut-être, dans la mesure où, inutilisables dans le développement des procédés de massacre, elles ne se tournent pas contre le bonheur de l’homme au lieu de le servir. La science pure, mathématique, astronomie, oui, pour ceux qui peuvent l’assimiler.La beauté, le culte de la beauté ? Que sera-t-elle ? Existera-t-elle hors de l’individtu qui la sent ? Non. Est-ce la civilisation de 1950 qui permettra aux moujiks de toute nationalité de sentir la perfection émouvante de l’œuvre d’art impeccablement ration­ nelle : quatuor de Mozart, Parthénon, Bérénice ? Ou de goûter l’émotion passionnelle de Sophocle, Michel-Ange, ou Chartres ? Quand on voit l’huma­ nité « civilisée » trouver son plaisir dans l’unifor­ mité grossière des films à succès, des romans poli­ ciers, ou des flonflons sentimentaux que débitent les radios internationales, il semble impossible de lutter contre l’abâtardissement du goût. Tout artiste sera consacré raseur. Le culte de la force lui-même s’écroulera dans l’affaiblissement universel. Les âmes sensibles, s’il en subsiste, en viendront peut-être à puiser leur raison de vivre dans une contemplation amoureuse de la nature: les nuages seront pour chacun ce qu’ils étaient pour Constable, et la branche de cerisier en fleurs ce qu’elle était pour les plus sensuels des graveurs japonais. À quoi cela aboutira-t-il ? Chaque homme blanc ne deviendra pas tel qu’une vieille demoiselle anglaise toujours errante avec son aquarelle, son chevalet et son pliant. De quoi vivront les âmes Qu’absorberont les estomacs 212 QUELQUES LETTRES Que sera l’éthique d’après-demain? Quelles seront les bases des relations entre individus ou entre groupements d’individus ? L’esprit sera-t-il apte à former un concept de la justice? La fuite devant les responsabilités, le resquillage en petit ou en grand, la délation érigée en principe, ne seront-ils pas considérés par les masses comme des caractéristiques de l’homme, aussi impérieuses que la faim ou la vie en société ? Y aura-t-il partage de l’humanité blanche en race de maîtres et race d’esclaves ? Divisées soit selon l'origine ethnique, soit selon la fortune acquise,soitselonlarichesseenmatièrespremièresdenécessitéessentielle, soit selon la puissance d'assouvissement des appetits Combien de temps durera le nouveau Moyen Age, sans la pureté de la chevalerie, sans le génie de création artistique des moines et du peuple, sans la sentimentalité apaisante des poèmes anonymes ? Il n’a de commun avec l’ancien Moyen Age que l’ignorantisme — rendu plus prétentieux par la fausse connaissance que distribuent presse et radio et la violence des plus forts sur les plus faibles — violence que nul appel à la morale évangélique ne peut tempérer. Seuls, peut-être, certains travailleurs mangeront (du moins dans les plus prochains mois d’hiver) : les feignants auront faim. Mais, à part cela, qui sera le plus heureux ? Le plus ignare, ou le plus cultivé ? LE DÉSASTRE 213 Le plus candide, ou le meilleur critique ? Le plus sensible, ou le plus indifférent ? Le plus ambitieux, ou le plus atone ? C’est tout le problème de la civilisation et du progrès que je pose. En 1914-1918, j’ai nié le progrès humain. En 1918-1939, j ’ai cru à l’amélioration possible des individus, et à la création de potentiels de bonheur, par l’éducateur pour les éduqués : comme j’en ai joui personnellement grâce aux tendresses familiales intelligentes dont mon enfance et mon adolescence furent comblées, et grâce aux amis que j’avais pu choisir. Actuellement, je ne crois plus rien, car je ne vois pas d’où pourra venir la lumière. C’est seulement par principe que je m’interdis d’en nier la possibilité. Deviendrais-je un mystique aveugle? Le bonheur de l’individu pourra toujours être assuré par l’amour donné et reçu — et, dans une incontes­ table mesure, par la satisfaction du travail bien fait. Mais le bonheur d’une collectivité anonyme ? Alors, après-demain (un ou deux ans après la fin des hostilités) plus d’action sociale possible ? Un bonheur égoïste, d’une vie organisée de manière à faire plaisir à quelques êtres chers ? Des fleurs, un piano... Peut-être... J'évoque aujourd’hui les images de juin. Le 10 et le 11, le flot ininterrompu des autos qui fuient. C’était laid. Mais ce n’était pas la France214 QUELQUES LETTRES qui foutait le camp. La France entière ne possédait pas une Citroën par tête d’adulte. Le 12 et le 13, les piétons, les bicyclistes, les vieilles carrioles à chevaux, les pousse-pousse, les voitures d’enfants, les brouettes, les chiens « de trait », les canaris en cage entre le matelas et la malle de vêtements. Quel Jacques Callot évoquera jamais cette hideuse grande peur qui rassembla des millions d’êtres humains sur un petit nombre de routes. «Où allez- vous ? — Vers la Loire. » Le 14, soldats désarmés, en débandade, isolés, hagards et perdus dans la foule ininterrompue des civils de toutes professions. Alors j’ai tout compris, et je me suis raidi. Sont-ils conscients de leur crime, les hauts person­ nages du pouvoir exécutif qui ont stimulé l’exode par leurs appels contradictoires, par leur exemple, par leur lâcheté et leur incapacité ? Se rend-il compte du nombre de victimes qu’il a sur la cons­ cience le ministre qui ne sut pas envoyer aux préfets et aux maires, dès le début de juin, l’ordre d’interdire le départ des chariots attelés, qui embouteillaient les routes ? Bel-Air, les cours de la ferme où s’affalaient ou s’agitaient des centaines d’humains, Pari­ siens et banlieusards, incapables de tout raisonnement. ====FRESNES-PALACE==== Bel-Air, 19 avril 1941 A Mme P. W... Chère Madame, Je trouve votre lettre au retour d’une absence de quatre semaines. N’ayant pas pris de vacances de Pâques depuis de longues années, je me suis offert un repos salutaire dans un Palace fort encombré à Fresnes. Autant mes proches, dont les Chevrillon,222 QUELQUES LETTRES se sont fait de bile, autant j’ai vécu cet incident (dont l’origine est comique) avec le sourire, me reposant, lisant des milliers de pages d’histoire et de philosophie, me gavant de dattes, plum-cakes, etc. dont tout Paris et tout Bel-Air me comblaient, et m’arrangeant pour pouvoir rendre quelques services matériels et peut-être moraux à des compagnons de vacances dont le séjour durera souvent plus d’un an. Beautier continue à marcher remarquablement bien : je lui crois l’étoffe d’un as. Alapetite travaille avec énergie et vivacité : je me rends mal compte de son développement moral, je ne vois aucun symptôme d’une moindre indifférence de cœur vis-à-vis de qui que ce soit : il met sur le même plan tout et tous. Pendant mon absence, il ne s’est livré à aucune incartade particulière, c'est déjà quelque chose... ====LA GUERRE GERMANO-RUSSE==== Bel-Air, 5 juillet 1941 A Mme C. C... ... Les événements germano-russes me troublent profondément ; je me suis rudement trompé quand je donnais pour 1942 ou 1943 Staline vainqueur de l’Europe, sans guerre. Maintenant je ne vois absolument pas comment cela pourra se terminer... provisoirement, sauf la solution que j’envisageaisLE DÉSASTRE 223 il y a juste un an — la paix de compromis anglo- allemande sur le dos de la nation la plus méprisée d'Europe. ====CARTES INTERZONE==== 16 juillet 1941 Si tu lis Pascal et Saint-Augustin, je me contente d'un De Monzie récemment publié. Rien de meilleur comme vomitif. 16 décembre 1941 A Roger L... Heureux des extraits de lettres de Bertrand : tant mieux s’il domine son hérédité de préjugés bourgeois et s’il s’attache avec élan au travail agricole... ====LECTURES==== Carte interzonc 24 février 1942 Le tarif des interzones va changer dans trois jours : c’est le moment d’envoyer une pensée atten­ drie et économique aux Roger ! Bel-Air a bien supporté ce février inlassablement glacial ; état sanitaire parfait ; 180 dans ma chambre-classe, alimentation assurée. Beaucoup de temps pour lire : les deux Faust, L'Avenir de la Science, des Platon,224 QUELQUES LETTRES tout cela ne me permet pas de préciser dans mon esprit le temps que durera l’universelle misère, et quels seront les événements qui se produiront jus- quà ce que les citoyens d’Eurasie mangent de nouveau à leur faim. J’espère que Bertrand demeure plein de cran et de foi, qu’il apprend par cœur Hesiode (c’est mieux que les discours des ministres de TAgri­ culture depuis cinquante ans) et que ses parents sont aussi fiers de lui que chacun d’eux l’est de sa moitié. ====BEL-AIR SANS HISTOIRE==== 27 mars 1942 Cartes interzone A Roger L... Heureux de la parfaite impression que vous a donnée Bertrand, quand tant de garçons de son âge sont faméliques, grognons, inoccupés et vaseux. Je souhaite, sans y croire, que les divers parents que vous avez visités en le quittant, vous aient donné le spectacle d’un équilibre comparable au sien. Ici la vie s’écoule sans incident notable, avec une régularité absolue dans l’emploi du temps et la lutte contre les difficultés professionnelles. 12 avril 1942 ... Bel-Air sans histoire. Moi, toujours flapi, avec un rendement individuel fort insuffisant à mon gré,225 très somptueux, pavots malgré l’abondance de légumes que j’ingurgite, et le retour d’un soleil radieux et de la floraison de mes coréopsis. Je ne lis pas avec déplaisir le Voyage intérieur de Romain Rolland. LE DÉSASTRE Carte interzone 23 mai 1942 géants, seringa capiteux. Dans ma grange, pour Dans mon bureau, 26 avril 1942 A Roger L... ... Je corresponds avec la belle-fille de ta tante L..., pour des sujets alimentaires : son mari est moins mal qu’il y a deux mois. Pour elle comme pour d’autres je regrette que, du fait des vols répandus dans notre monde, Bel-Air n’ait plus ni lapins, ni volailles, et de moins en moins de cochons : celui destiné au prochain sacrifice pour mes gosses et nos prisonniers a pris, l’autre nuit, une direction inconnue. Chez un voisin on a déterré des pommes de terre la nuit qui succéda à leur plantation. Tout cela ne m’empêche pas de lire, dès que j’ai le temps, du Platon, du Goethe et du Renan : le premier m’agace, les deux autres demeurent mes bons amis. Et mes tulipes ont le même éclat que par le passé, et occupent leurs places rituelles parmi mes bibelots. QUELQUES LETTRES Pentecôte, vingt-cinq éclaireurs, comme autre fois, avec l’offrande de confitures en moins (mais ils auront des patates et du breuvage rare). Q »• 4 ====UN ORATOIRE A SOUCY==== 3 août 1942 A Roger L... Aujourd’hui, vingt-huit ans après avoir quitté Soucy sans espoir d’y revenir, je m’y trouve, actif, utile, ferme, heureux des cris et des babils dont les trente gosses de Billancourt (5 à 12 ans) font résonner le parc depuis avant-hier. De quoi me plaindrais-je ? Comme les trois cents enfants de la colonie de vacances de Fontenay encombrent l’église paroissiale, l’évêché a autorisé l’installation d’un oratoire et la célébration de la messe à domicile pour la colonie de Soucy, à la grande satisfaction de la directrice, parfaite ; dans la petite salle à manger, on a enlevé les photos de Corot, on camoufle l’évier entre les fenêtres, on dispose quelques bancs, et un prêtre sourd qui habite Fontenay viendra officier trois matins par semaine. Plutôt que des photos d’Italie que j’ai proposées pour les murs, on préfère des objets de la rue Saint-Sulpice. Devant moi, la photo de mon père en costume de chasse devant le perron, s’anime et sourit en pensant à sa salle de chasse de 1904 ! — Continue à lire Montaigne, vieux frère ! Moi je lis un récent ouvrage de Calmette sur la naissanceLE DÉSASTRE 227 de l’Europe (ixe-xie siècle), je rapprends le partage de Lothaire dont nul ne m’avait jamais parle sans doute depuis Fallex ou Pagès (1). Bertrand va-t-il rester l’hiver aux Granges ? ou faire un stage dans une exploitation d’une autre région ? ====CONSEILS PAR CARTES AU FILS D’UN AMI==== 16 juillet 1941 J’approuve la solution du Diois. 14 août 1941 A B. L... Heureux de voir que tu as peiné et sans doute été heureux de ton effort dans une exploitation agricole dont la formule a évidemment toute mon approbation. L’école de la Roche-sur-Foron, à laquelle tu fais allusion, a une réputation de luxe et de modernité bien établie, avec, je crois, de bons professeurs ; elle naquit d’un homme politique, aujourd’hui décédé, qui, avant d’avoir sa statue à Saint-Julien, avait beaucoup de crédits. Demande donc ce qu’est devenue, depuis quelques années, l’école de Cibeins par Mizémieux (Ain), magnifi­ quement aménagée grâce à Edouard Dheusi, et où, je crois, celui qui veut travailler peut travailler, (1) Professeurs d’histoire au lycée Carnot.QUELQUES LETTRES quoique, à mon sens, on y soit trop nombreux ; je ne connais pas le directeur actuel. Pas plus que la F.A.A.B.A., elle ne doit faire partie des établissements désorganisés par une récente loi. Tu fais erreur en croyant calmes mes dimanches et jours de fête : il y a encore dix trains par jour de Paris à Breuillet, et des bourgeois porcophiles ou patatomanes ne manquent pas de venir à la table de la ferme... , 3 septembre 1941 A B. L... Il me semble que l’apprentissage pratique, dans la Drôme, sous la direction d’un homme que tu juges remarquable est une formule hivernale préfé­ rable à une école où l’élément enseignant laisserait peut-être à désirer. Quleques bouquins de l’Ency- clopédie agricole peuvent avantageusement rem­ placer des cours somnolents... Ier novembre 1941 Heureux de carte du père et du fils, et de sentir Bertrand tenacement attiré par la terre. Recom­ mande-lui comme livres généraux d’agriculture dans la collection Baillière, ceux de Diffloth (principa­ lement Le Sol et la Zootechnie) et de Vinguer Comment exploiter un domaine agricole. Après quoi il en achètera d’autres sur les sujets spécialisés qu’il choisira. Je suis l’ennemi des cours d’agriculture par corres-s 229 beaucoup mon pondance pour les garçons susceptibles de lire en prenant des notes. Les trois quarts des dahlias sont gelés : moi aussi. A part cela, sans changement. presque sans intermittence : l’état sanitaire est parfait, je me chauffe bien et ne supporte pas le froid plus mal que les années précédentes. J’attends impatiemment qu’on puisse se mettre aux travaux de printemps, car j’aurai sans doute à retourner tous mes blés d’automne ; le travail sera pressé et difficile. Je dispose de beaucoup plus d’engrais que je ne m’y attendais, j’ai même de la cianamide d’avance pour 1943 ; par contre, des semences impor­ tantes, celles des fourrages à croissance rapide dont j ’ensile une grande partie, vesces, pois, maïs, semblent presque introuvables. Et la pénurie de céréales 7 février 1942 Mon cher Bertrand, j’espère que l’hiver se poursuit au mieux pour toi, dans une saine atmosphère de travail, de lectures, de propos cordiaux, avec la conviction, pour chacun qu’il fait ce qu’il y a de mieux à faire actuellement. Ici, battages, nettoyages de grains, tri de semences, travaux de bûcherons, entretien du matériel, occupent aisément les jour­ nées. Voici plus d’un mois que neige et gel sévissent secondaires m’oblige troupeau de porcs. * à diminuer tout va bien, LE DÉSASTRE 230 A B. L... QUELQUES LETTRES 16 février 1942 Cher Bertrand, Ne sois pas surpris de recevoir un livre récent de Dauzat. Je le trouve plus vivant et plus intelligent que la plupart des livres sur les villages de France, tout en te faisant grâce des conclusions très faibles : et nos garçons les plus intelligents le lisent avec plaisir. Le dégel ne vient pas. Sans doute tous les blés devront-ils être réensemencés ! Les travaux de mars-avril promettent d’être exceptionnellement difficiles, urgents et essentiels. 27 mars 1942 Ravi de ta joie et de celle de tes parents, lorsque vous vous êtes retrouvés et que tu as expliqué (du moins je l’espère) à ta famille extasiée l’art de régler le brabant ou le dosage des engrais dans tes terres. Il a cessé de geler le Ier mars : il n’y a donc qu’une douzaine de jours qu’on est rentré dans les terres. Dans nos sables, les blés n’ont pas souffert de l’hiver, et les escourgeons sont spécialement beaux. Mais on ne rattrapera jamais les six semaines de retard, surtout quand, comme à Bel-Air, on a perdu deux chevaux sur six cet hiver et qu’on n’a pas de tracteur ; quatre bons bœufs achetés en novembre nous sauveront, mais en partie seulement.LE DÉSASTRE 3 mai 1942 23I J’espère que cela pousse et que tu commences à supputer les possibilités de la récolte prochaine. Ici, sécheresse intense, froides matinées. Nous plantons les patates, nous labourons à betteraves avec plusieurs semaines de retard. Les prés sont peu fournis, les blés d’hiver faibles. Je ne connais pas d’adresses d’éleveurs de chiens de berger, je sais que cela existe, mais je ne sais pas où. Je suis content de savoir que tu as acquis des connaissances moutonnières, je crois qu’elles seront de première importance, comme ce fut le cas entre 1920 et 1925, et je regrette de ne pouvoir, pour diverses raisons d’ordre pratique, rétablir ici le petit lot de brebis que j’y avais il y a vingt ans ; heureux si je peux garder l’hiver prochain nos douze vaches et nos cinq truies. 8 juillet 1942 A B. L. J’espère que les méfaits de la sécheresse que tu m’indiques, s’ils attristent votre groupe, du moins ne le dérouragent pas. Ici, difficultés dues à la mort d’un vieux cheval (le troisième depuis huit mois) que je ne parviens pas à remplacer : d’où, malgré l’achat d’une troisième paire de bœufs, retard dans la rentrée du foin, menée pendant dix jours par temps radieux puis interrompue par des orages ; retard aussi dans les sarclages ; les démariages de betteraves ne sont pas terminés. Heureusement, ende trouver / chose que la collection Baillère et rasant Proust dont je n' ai jamais pu lire plus de vingt pages... ====INCARCÉRATION JACQUES-FERDINAND DREYFUS==== i V• H* juin le doryphore a été discret ; depuis huit jours et Aucune tristesse ne rompt mon calme apparent, ni la régularité de mon travail... tu sais que, depuis quinze jours, A Roger L... Je présume que ton cousin Jacques a rejoint Conseils à B. C... 18 août marche sans arrêt depuis qu’il fait beau. Nos blés sont très clairs, les avoines magnifiques, les plantes sarclées très honorables. Tu as raison de lire autre il ne pullule que le pulvérisateur à arséniate ton cousin Jean... =====DÉPORTATION===== DERNIERS MESSAGES (22 septembre 1942)Si Von excepte les journées passées à Fresnes, Charles n'aura pas cessé, depuis le tragique mois de juin 1940, de vivre à Bel-Air. Convoqué le 24 août 1942 par les autorités allemandes, il quitte Soucy-Bel-Air, s'arrête à Paris, y déjeune chez ses amis R. de S... (qui le trouveront résolu et calme) ; et, l'après-midi, se remet à la Gestapo de Maisons-Laffitte. Pourquoi s'est-il livré ? Faut-il rappeler que, quatre semaines plus tôt, son frère Jacques (l'ancien directeur général des Assurances sociales, le metteur en œuvre, depuis vingt ans, de la loi des assurances en France), a été sommé par les gendarmes de Monfort-l'Amaury, de par l'ordre des autorités allemandes, de se constituer prisonnier. Quoique toute une journée de réflexion lui eût été laissée alors — c'est-à-dire la possibilité d'échapper, de partir vers la zone sud — Jacques Ferdinand-Dreyfus était allé, le soir, donc de propos délibéré, à la gendarmerie...23& QUELQUES LETTRES Pourquoi les deux frères n ont-ils pas esquissé la moindre tentative d’évasion ? (i). Charles avait redoublé d’activité, on l'a vu, depuis 1940 ; ranimé la ferme ; encouragé des vocations ; aidé des adultes à travailler parmi les apprentis ; toujours imposé respect aux occupants. Il était lucide. Il savait que son nom, ses origines le désignaient à la déportation, vraisemblablement à la mort. Demeuré jusqu’au bout sur la brèche, on peut se permettre de penser qu’il a souhaité ne pas faire un geste vain : sans interprétation d’aucune sorte, on constate que ses derniers signes portent la marque de sa fierté et de son courage. Incarcéré à Drancy, il y étonnera ses codétenus. L’un d’eux, rescapé, le commandant d’artillerie P.L.... dira : « Il nous dominait tous de sa taille, c’était un surhomme. » Transféré bientôt au camp de Pithiviers, il y retrouvera son frères Jacques qu’il précédera dans un convoi vers VAllemagne. A l’heure de son départ Charles lança deux suprêmes messages : l’un à son ami Adrien Paulian, l’autre à sa belle-sœur. Ses derniers mots à Paulian illustrent sa volonté intrépide. Elevé aux disciplines de Marc-Aurèle et de Vigny, fidèle à lui-même, il écrit : « Je me répète sans cesse les derniers vers de La Mort du loup.» (1) Le Dr B. écrit à ce sujet, le 11 novembre 1950 : « Je me reproche toujours de n’avoir pas réussi à convaincre, certain samedi soir, notre ami que le seul salut était dans ce qu’il appelait « la fuite » et moi « le départ... »I ====DÉPORTATION==== A M Jr J 5- Mon vieux (i), tu transmettras à Roger (2) et à ma famille : Si, comme je le crains, Lily et ses filles (3) partagent notre sort, va voir ma tante (4), 197, bou­ levard Saint-Germain. Séparé de Jacques : il part ce soir pour l’Est. Moi, sans nul doute, demain... Je sais donc que Roger [Louvet] a une fille, je pars en bénissant cette enfant. Voilà la dernière phase, pour mes compagnons et pour moi, de la grande aventure ; jadis, en Sibérie, les uns revenaient, les autres pas. Il en sera de même dans six mois. Une de mes couvertures, taillée en pèlerine, me protégera cet hiver, puisque je n’ai pas de manteau. L’immensité de cette manifestation de terrorisme dépasse nos (1) Lettre adressée à son ami Paulian. (2) Le chef de culture Roger Louvet. (3) Sa belle-sœur, ses nièces. « Notre sort », c’est le sien et de son frère Jacques, incarcéré un mois plus tôt. (4) Mme Andrc Chevrillon, sœur de sa mère. celui238 QUELQUES LETTRES personnes. Je demeure d’un calme absolu ; j’agis sur quelques bons compagnons, intellectuels, coura­ geux, femmes vaillantes, enfants crânes. Revien­ drai-je ou non, Jacques reviendra-t-il ou non, là n’est pas la question. La déportation me trouvera digne de mon passé, je me le jure. J’ai eu des dizaines d’années de bonheur complet ; j’ai créé du bonheur, peu importe mon sort désormais. Sachez, vous qui m’aimez, courageusement supporter l’absence totale de mes nouvelles, en demeurant certains que, où je serai, je ferai ce que j’aurai à faire. Je penserai souvent à Patrice (1) que j’aime paternellement. Jacques est bien couvert et a, comme moi, quelques jours de provisions pour le voyage que nous ferons dans d’abominables conditions d’hygiène. Je me répète sans cesse les derniers vers de La Mort du loup. Famille, amis, enfants, j’emporte dans mon cœur la sensation réconfortante de votre tendresse, je vous aime et je vous bénis. Si Bel-Air me survit, bravo. Je vous embrasserai tous après l’hiver. Charles. 22 septembre 1942, soir (2) A Mme Jacques Ferdinand-Dreyfus. Comme tu dois le savoir, Jacques est parti dimanche soir de Pithiviers, directement vers l’Est. Moi, revenu (1) Un fils de Paulian. (2) Du camp de Pithiviers.DÉPORTATION 239 ici pour la composition du convoi, je pars demain. Peut-être nous rencontrerons-nous encore en Lorraine ou plus loin ; peut-être pas. Il avait ses bons lainages et quelques jours de vivres. Moi aussi j’ai quelques vivres et je me suis fait donner chandail, manteau, couverture de rabiot. J’espère ne pas être séparé de très bons compagnons qui me trouvent tonifiant. Jacques est en très bon état et très courageux : il m’a promis de s’organiser en popote avec un brave garçon débrouillard et attentionné. Je sais quelle sera la cruauté pour vous, pour nous, de l’absence totale de nouvelles. Soyez patientes, courageuses. Nous nous reverrons. Espère Julien pas déménagé. Ma pensée ne vous quittera pas, ni Kiss ni les siens, ni Bel-Air à qui tu transmettras mes dernières pensées de France. Je vous aime, je vous serre dans mes bras. La France vivra. =====APPENDICES===== ====I. EXTRAITS DES STATUTS DE LA F.A.A.B.A.==== Statuts de Vœuvre de la « Ferme d'apprentissage agricole de Bel-Air», école gratuite (10 juin 1919J. ... « Les apprentis devront être recrutés de préfé­ rence parmi les pupilles de la nation et par la suite parmi les enfants dépourvus de moyens... Aucune question confessionnelle ne se posera ni dans le choix des apprentis ou du personnel, ni dans renseignement qu’ils recevront... Il sera loisible aux apprentis de se livrer, en dehors de l’établisse­ ment, à toutes pratiques d’ordre confessionnel, sur leur demande ou sur la demande de leurs familles. » Le premier président dd l'œuvre était M. Jules244 QUELQUES LETTRES Develle, sénateur de la Merise, ancien ministre de VAgriculture ; le suivant était M. Queuille, ministre de rAgriculture, futur président du Conseil. L'Association, dissoute le Ier août 1931, une nouvelle fondation recevait, par dotation notariée, les bâtiments et 65 hectares de terres de cultures et bois composant le domaine de Bel-Air. «Les admi­ nistrateurs, anciens apprentis, sont constamment tenus au courant de la vie de la ferme.» ====EXTRAITS DES RAPPORTS ANNUELS==== 1929 « Nous continuons à avoir de profondes satis­ factions du fait des anciens sur lesquels nous comp­ tions, et qui, souvent, suivent leur chemin avec un succès inespéré. Comme nous le prévoyions, le nombre de ceux qui quittent la terre ou que nous perdons de vue augmente avec les retours du régi­ ment : ce sont les jeunes gens de caractère faible, ou se laissant reprendre par un mauvais milieu dont ils sont issus : témoin un bon ouvrier de 22 ans qui, en juillet 1928, a préféré devenir garçon de café chez ses parents à Pantin, plutôt que de choisir une place de charretier de plaine ou de premier commis fort avantageuse parmi cinquante-six situa­ tions qui lui étaient offertes simultanément. »9 « QUELQUES LETTRES 1930 245 « Un de nos plus chers enfants, Roger Guitet, victime en juillet d’un accident navrant, est décédé, après sept mois d’hôpital pendant lesquels il a héroï­ quement enduré les pires souffrances ; ceux qui l’ont connu garderont toujours de lui le plus doux et le plus émouvant souvenir. Avec nos anciens, nous avons été touchés par la mort subite de Jean Harand, » M• Juin 1933 ... « L’instabilité universelle nous interdit de faire des projets précis. » Mars 1935 « Certains de nos disciples, âgés de 18 à 30 ans, comprennent avec lucidité les motifs des obstacles qu’ils rencontrent et l’impossibilité d’un retour imminent à la vie facile ; ils aiment et poursuivent tenacement leur métier, soutenus par la conviction que, dans l’anarchie actuelle, ce métier demeure le plus sûr de tous pour ceux qui l’exercent avec compétence et sagesse ; ils témoignent de stabilité morale dans un milieu souvent désaxé et aigri : la mentalité de ces jeunes gens est, pour le fondateur, la récompense inespérée et réconfortante de quinze années d’efforts.»QUELQUES LETTRES Mai 1936 ...« A douze reprises, nous avons procuré des places à nos anciens ; d’autres en ont trouvé sans notre concours ; parmi ceux qui sont restés à la terre, il n’y a eu aucun chômeur... Les salariés de 17 ou 18 ans gagnent 250 à 350 francs par mois, logés et nourris. Leurs aînés qui sont à leur compte ne s’enrichissent pas, mais ne s’endettent pas. Nous remercions tous ceux qui nous soutiennent en cette période où s’accumulent les écroulements de toute sorte. » ====LA FERME D’APPRENTISSAGE AGRICOLE DE BEL-AIR (i)==== * //De 1919 à 1931// « Qui fait fonctionner ce chantier de travail, dispersé sur plus de 2 km. ? Une trentaine de garçons de 13 à 18 ans, encadrés par un chef de culture et un ou deux anciens apprentis promus contremaîtres. ... A Bel-Air, tout est mesuré ou pesé, compté, inscrit par les apprentis. A tour de rôle, ils tiennent pendant plusieurs mois les divers livres de compta­ bilité agricole : registre des terres, où, parcelle parQUELQUES LETTRES parcelle, ils notent toutes les façons culturales effec­ tuées et les productions obtenues ; livre de laiterie, livre de porcherie, livre de production d’œufs, livre de clapier, livre de magasin, compte d’essence pour les travaux intérieurs. A toute date, on peut faire, par les livres, l’inventaire de tous les produits emma­ gasinés, grains, tourteaux, engrais, etc. On sait et on peut évaluer en argent ce que consomme et produit chaque année un champ, une vache, une truie, une poule ou la batteuse. Une classe a lieu d’octobre à mars, chaque soir avant dîner, pendant une heure et demie au plus ; elle ne comporte jamais de cours dictés. Lectures sur tous sujets, économiques, historiques, sociaux, scientifiques, et commentaires dialogués par les élèves ; dictées de textes, choisis pour les explications écrites qu’ils peuvent susciter ; rédactions sur des sujets d’observation, sur les travaux effectués, lettres d’affaires ; conversations sur le droit usuel, contrats, assurances, assurances sociales, crédit, impôts, droits et devoirs respectifs du patron et du salarié ; telles sont les principales matières de l’enseignement post­ scolaire. Il tend à ouvrir l’intelligence, à compléter la formation morale, à développer l’esprit critique, à donner à l’enfant de la défense contre certains individus dangereux qui, malheureusement, au cours de sa vie, tenteront d’abuser de son inexpérience, de sa timidité ou de sa crédulité : hommes d’affairescupides, patrons hostiles, ou camelots de produits agricoles « infaillibles ». J’ai quelquefois de la peine à faire saisir aux familles ou à leurs conseillers que la profession ensei­ gnée à la F.A.A.B.A. ne convient ni à des arriérés mentaux, ni à des organismes chétifs, ni à des chena­ pans en herbe. Si l’instituteur dit de l’enfant : « Il n’obtiendra jamais son certificat d’études » ; si le médecin dit : « Il se portera mieux à la campagne » ; si l’infirmière sociale dit : « Il faut le séparer de sa famille » ; ce ne sont pas là des motifs suffisants pour tenter de lui faire calculer le prix de revient du kilo de porc, de l’asseoir à 15 ans sur la moisson­ neuse-lieuse, ou de lui donner la clef d’un magasin contenant 50.000 francs de denrées. L’agriculture, métier bon pour tous ceux qui ne peuvent faire autre chose, fâcheux préjugé. L’agri­ culture, métier exigeant toujours d’abondants capi­ taux, fausse conception. Le salarié agricole, déchet social aussi méprisé qu’un serf du Moyen-Age, for­ mule périmée. Sans doute un simple d’esprit peut-il, s’il est adroit et consciencieux, devenir honorable charretier de plaine ou vacher ; mais un garçon plus instruit saura mieux régler et entretenir ses instruments ou établir les rations du troupeau. Sans doute l’ouvrier connaît-il les heures pénibles des jours de surmenage250 lorsque, ambitieux, il rêve de diriger jeune l’exploi­ tation d’autrui : mais quelle joie et quelle fierté si, à 24 ans, premier commis, chef de culture ou métayer, il ne doit qu’à lui-même l’indépendance dont il jouit dans la direction de son travail. ... Pourquoi 30 % des apprentis placés à la fin de leur apprentissage, depuis 1922, ont-ils abandonné la vie rurale ? Le plus souvent, cet inévitable retour à la ville ne tient pas aux conditions dans lesquelles vit l’ancien apprenti. Il est rare qu'il entre aux chemins de fer, à l’usine, ou dans un grand magasin parce qu’il se trouve trop mal payé ; car, s’il le mérite, il gagne plus largement sa vie dans une ferme que comme manœuvre d’industrie ou petit employé de commerce. Ce qui le pousse vers ces situations citadines, c’est le goût du moin­ dre effort, le désir d’une retraite, l’influence de la famille, d’une femme, d’un camarade de régiment. Le séjour à la caserne, école de paresse, où triomphe celui qui sait le mieux esquiver les corvées ou les responsabilités, peut affaiblir la fermeté morale indispensable au bon cultivateur. ... Ceux qui, par leur travail, le développement continu de leurs qualités, la droiture de leur vie, justifient les méthodes de la F.A.A.B.A. et la con­ fiance dont ils sont l’objet ; ceux qui, par les services qu’ils rendent à leurs employeurs, se montrent dignes des services qui leur ont été rendus à Bel-Air, peuvent se dire les principaux artisans du déve­ loppement heureux de l’œuvre. Aussi est-il naturel que certains d’entre eux soient unis à la F.A.A.B.A. par le lien juridique le plus étroit. ... Lorsque le fondateur disparaîtra, la F. aura la certitude de lui survivre, et poursuivra la for­ mation d’hommes sains, probes, énergiques, com­ préhensifs et heureux.»TABLE DES MATIÈRES 7 17 4i 61 193 229 237 Appendices =====Table des matières===== * Introduction * I. Jeunesse. Lettres à un ami d’enfance (1er avril 1904-5 avril 1929) * II. La guerre de 1914. Lettres à Madame A.C. * Alten-Grabow (1917-1918). * Saint-Nicolas, Valais (1918) * Soucy (1919-1939) * III. L’entre-deux guerres: * La F.A.A.B.A. * Lettres à deux anciens de Bel-Air (13 septembre 1922 - 13 décembre 1937) * IV. Le désastre. * Lettres (1938-1942) * V. Déportation. * Derniers messages (22 septembre 1942) * Appendices ---- * ACHEVÉ D’IMPRIMER LE I-II-MCMLI SUR LES PRESSES DE LANG BLANCHONG ET Cie, 30, RUE DU POTEAU À PARIS, CE RECUEIL DE LETTRES EST TIRÉ À TROIS CENTS EXEMPLAIRES NON MIS DANS LE COMMERCE. ---- ====Bibliographie==== * Charles Ferdinand-Dreyfus, //Quelques lettres// (18 cm, 255 p., portrait, errata), Paris, Lang, Blanchon et Cie, 1950.