**Théophile B.....** ======La dame d'Heilly - 1537====== {{:psp:a.depisseleu.portrait.1530.png?direct&250|}} * [[psp:anne.depisseleu|Anne de Pisseleu d'Heilly]], la plus célèbre et durable des maîtresses de [[psp:francois.1er|François Ier]] a inspiré bien des rêveries littéraires et/ou pseudo-historiques aux littérateurs des deux derniers siècles. En voici un exemple, produit à ce qu'il semble vers 1853 par un érudit local picard non identifié, de sensibilité clairement romantique. * Bernard Gineste, janvier 2025 =====LA DAME D'HEILLY - 1537===== ---- * //Il y a, dans notre Picardie, peu de localités qui offrent plus d’intérêt et de souvenirs historiques au chroniqueur que la petite ville de Corbie et ses environs. La collégiale, les vieux murs qui indiquent la place occupée autrefois par le couvent des Bénédictins; plus loin, dans le petit village d'Heilly, le château qui tombe aujourd’hui sous le marteau des démolisseurs, tout vous rappelle des lieux et des noms historiques, qui vous reportent, par la pensée, des temps modernes au moyen-âge et au berceau de notre histoire. Nous avons visité Heilly à une époque où ce château commençait déjà à tomber en ruines; alors, peut-être, une main princière une puissante fortune auraient pu lui rendre son ancienne splendeur. Mais le château d’Heilly était loin de Paris, perdu dans nos campagnes un peu arides, avoisiné, il faut l’avouer, de marais et de hameaux assez peu pittoresques. Les beaux étangs qui ajoutaient à la poésie du site avaient été comblés depuis longtemps. Le siècle devient chaque jour plus positif, la spéculation s’en est emparée, et le château s’en est allé en débris: on en retrouve encore quelques-uns à Amiens: le grand salon a été transporté pièce par pièce dans la salle Saint-Denis (à Amiens) où il a été assez habilement reproduit. Le jardin de la bibliothèque a reçu, il y a quelques années , un groupe remarquable, Angélique et Médor, offert par l’un des derniers propriétaires du château à |**54**| la Société des antiquaires. En parcourant les vastes appartements du château d’Heilly alors déserts, mais encore pleins des traces qu’y ont laissé ses illustres hôtes, en nous promenant dans son parc où l’on admirait quelques arbres presque aussi vieux que les constructions, nous avons pensé à placer à Heilly la scène de cette histoire dont la trame bien légère est toute d’invention. Il n’y a d'historique, dans ce petit roman, que le théâtre ou nous avons placé nos personnages, et les noms de François Ier et de la duchesse d’Étampes.// ---- ====I. CLAIR DE LUNE.==== * //Fille du ciel, que j’aime tes appas// * //Et l’éclat virginal, dont ton front se couronne;// * //Dans les plaines d’azur, où s’impriment tes pas,// * //Des astres de la nuit la foule t’environne;// * //Les nuages obscurs s’éclairent de tes feux,// * //Par toi l’air est plus doux, la nature plus belle.// * //Les vents n’osent troubler ton cours silencieux.// * OSSIAN (//Darthula//), trad. de B. LORMIAN. * Vers les premiers jours de novembre 1537, trois cavaliers, portés par de vigoureux coursiers, traversèrent la petite ville picarde de Corbie. Après avoir longé les murs qui servaient autrefois d’enceinte aux jardins du couvent des Bénédictins, moins célèbre, mais presque aussi riche que cette abbaye de Saint-Pierre qui joua un rôle si intéressant dans l’histoire du moyen-âge, les voyageurs ralentirent pendant quelques instants leur course rapide, et, quittant la grande route, s’engagèrent dans un chemin de traverse où leurs chevaux trébuchaient à chaque pas. Enveloppés de longs manteaux et coiffés de larges chapeaux rabattus, ils poursuivaient silencieusement leur route, éclairés par le disque scintillant de la lune, dont les pâles rayons se projetaient sur une campagne couverte d’une neige abondante. Si les trois compagnons restaient silencieux, les sujets de réflexion et de contraste ne devaient point manquer à leur imagination. À leur gauche, les tours de la collégiale dominaient les modestes habitations de Corbie, comme autrefois ses moines savants et hardis les humbles villageois des vallées de la Somme. Devant eux, à l’horizon, les gracieuses tourelles du château d’Heilly commençaient à se dessiner. La lumière mystérieuse de la lune faisait miroiter les mille petits canaux des marais qui bordent la route, et montraient à leurs yeux surpris les grands arbres de la forêt tout couverts de neige et semblables à une armée de fantômes immobiles et menaçants. L’heure sonna à l’horloge de la collégiale; il était neuf heures; en cet instant une lumière brilla à la tourelle du château qui regarde la route de Corbie. * Celui des voyageurs qui marchait le premier s’arrêta, et dit à ses compagnons: Si nous voulons arriver à Heilly sans éveiller l’attention des habitants du château, il nous faut prendre le sentier qui traverse les marais, et pénétrer dans le parc par la petite porte de l’orangerie. * — Vous pensez donc, répondit le cavalier qui paraissait commander aux deux autres, que la duchesse a pris ses précautions contre une surprise nocturne? |**55**| * — Cela ne m’étonnerait point, dit gaiment le troisième, la duchesse, femme d’esprit et de courage, est trop bonne française pour ne pas craindre de voir le château d'Heilly tomber aux mains des Espagnols. * — Ne serait-ce pas plutôt de la part du roi de France que madame d’Étampes craindrait quelque surprise? * //Souvent femme varie.// * //Bien fol est qui s’y fie!// * — Que dites-vous là, sire, s’écrièrent les deux courtisans qui accompagnaient le roi (que le lecteur à déjà reconnu); quelle rivalité peut craindre le prince le plus chevaleresque du monde, aussi redoutable auprès des belles que sur le champ de bataille? À l’heure où nous nous préparons à la surprendre, Anne d’Heilly pense à son seigneur et maître, qui, demain, lui fera l’insigne honneur de visiter son antique manoir: elle sourit d’orgueil et de plaisir à la douce pensée de se trouver bientôt auprès de son roi. * — Je veux vous croire, mon cher de Cossé; eh bien! donc, oublions toute crainte jalouse, et ne pensons qu’à sortir de cet affreux chemin où nos chevaux manquent à chaque instant de s’abattre dans les fondrières. En avant! messieurs, en avant! et François Ier lança hardiment son cheval à travers les sinuosités d’un étroit sentier qui se perdait dans les marais. Depuis quelques jours à Amiens, le prince, amoureux de ces petites escapades et de ces romanesques surprises, avait pris avec lui le duc de Cossé et Clément Marot son poète favori, il courait follement à Heilly, pour y revoir un jour plus tôt sa belle maîtresse qui ne l’attendait que le lendemain. Grâce à la munificence du roi, le château d’Heilly élevé dans une admirable position avait été magnifiquement restauré. La façade de l’est, complètement réédifiée, se développait sur de vastes cours reliées entre elles par de beaux escaliers et fermées par des grilles habilement forgées. L’approche de l’hiver, et le désir qu’avait la duchesse d’Étampes de recevoir plus tôt à Heilly son royal amant avaient arrêté les travaux, et fait ajourner à la saison suivante les derniers embellissements. Le roi et les deux courtisans, après être sortis avec honneur des difficultés que présentait le chemin dans lequel ils s’étaient engagés , arrivèrent auprès d’une porte basse qui donnait accès dans l’orangerie du château. Le roi mit une clé dans la serrure, et, recommandant le silence à ses compagnons, se glissa sans bruit le long des murs qui fermaient le parc. ====II. L'ORATOIRE.==== * //Ah! que nos longs regards se suivent , se prolongent,// * //Comme deux purs rayons l’un dans l'autre se longent.// * //Et portent tour à tour// * //Dans le cœur l’un de l’autre une tremblante flamme;// * //Ce jour intérieur, que donne seul à l’âme// * //Le regard de l’amour!// * Lamartine. (//Méditations poétiques.//) * La lumière qui avait attiré l’attention du roi, éclairait une petite cellule placée dans les combles de la tourelle. La simplicité des meubles qui décoraient cette |**56**| humble retraite témoignait du goût sérieux de celui qui l’habitait. Une table ronde, sur laquelle une lampe était posée, quatre chaises en chêne sculpté, quelques tableaux représentant des vues de monuments et de paysages, suffisaient à l’ornementation de cette petite chambre. Assis près de la table, un jeune homme, la tête penchée sur des cartes chargées de lignes géométriques, de plans et de dessins, tenait en main un compas. Son costume très simple se composait d’une blouse de velours violet, serrée à la taille par une ceinture de cuir, et d’une trousse en soie grise. Ses cheveux noirs et fins s’échappaient négligemment d’une petite toque, une fraise plissée s’arrondissait autour de son cou, qui portait noblement une belle tête fortement caractérisée. Ses yeux brillaient du pur éclat que donne aux âmes d’élite la ferveur des croyances religieuses et poétiques. L’habitant de la tourelle resta longtemps plongé dans ses réflexions et les calculs que paraissaient lui suggérer les plans sur lesquels il méditait. Il fut tiré de sa rêverie par deux coups frappés discrètement à la porte de la chambre. Un jeune page, montrant sa tête souriante, lui dit avec malice et gaîté: Georges, madame la duchesse vous attend. Le jeune homme se leva aussitôt, et, roulant sous son bras les dessins épars devant lui, suivit le page que nous appellerons Julien. Celui-ci lui fit traverser plusieurs corridors et soulevant une portière de damas, l’introduisit dans un appartement d’une décoration à la fois riche et sévère; Georges était dans l’oratoire de la duchesse d'Étampes. Un admirable christ de Léonard de Vinci, deux des plus belles toiles du Primatice, une petite statuette de la Vierge, modelée par Benvenuto Cellini, se trouvaient fort bien placés dans ce lieu consacré par la belle duchesse à la prière et à la méditation. À demi-couchée sur un lit de repos, Anne d'Heilly attendait Georges avec une impatience mêlée d'une tendre émotion. Au bruit que fit Julien en soulevant la portière de l’oratoire, elle tourna gracieusement sa tête charmante et adressa au jeune visiteur un de ces sourires dont elle connaissait si bien l'irrésistible puissance. * À l’époque où commence notre récit, la duchesse d’Étampes entrait dans sa vingt-septième année. Brillante de jeunesse et de fraîcheur, Anne d’Heilly, que Clément Marot appelait la plus belle des savantes et la plus savante des belles, ne connaissait point de rivale au milieu de cette cour de France, si célèbre par la beauté des femmes et la galanterie des jeunes seigneurs imitant à l’envi l’exemple d’un roi voluptueux. Sa taille, douée des plus belles proportions, se montrait avec un double avantage, grâce à l’élégance d’une robe de velours retenue par une ceinture ornée de pierreries; les manches tombantes laissaient à demi-nus deux bras charmants; ses yeux vifs et brillants, surmontés de sourcils parfaitement arqués, semblaient formés pour enflammer comme pour attendrir, pour supplier comme pour commander. Son nez aquilin était délicatement modelé, ses dents blanches comme des perles, les boucles de son abondante chevelure retombant en longs anneaux sur ses belles épaules, laissaient entrevoir des boucles d’oreille et un collier, chef-d’œuvre de l’art. Georges vint s’agenouiller sur un coussin de velours, aux pieds de la duchesse et lui présenta les plans et les dessins qu'il avait apportés. Anne d’Heilly le fit asseoir près d’elle et regarda successivement les feuilles que Georges lui présentait. Un vif sentiment d’intérêt et de plaisir éclatait dans ses yeux, où le jeune artiste pouvait lire avec joie le plaisir et l’admiration. * — Que cela est bien, dit la duchesse, l’architecture ainsi comprise, c’est de la poésie, c’est du génie. Georges, continuez vos travaux, réalisez vos plans, et le roi |**57**| vous fera l'égal des premiers seigneurs de sa cour, le roi vous donnera la gloire et la richesse. * — Ce n’est pas pour la gloire, ce n’est point dans l’espoir des honneurs et de la fortune, que je suis heureux de pouvoir réaliser quelques-uns des rêves incomplets de mon imagination. Que l’humble villageois reste toujours inconnu! La seule récompense que j’ambitionne, le seul encouragement qui me soutient et me donne la force et le courage, c’est un mot de vous, madame, un éloge de votre bouche, un regard approbateur de vos yeux. C’est vous qui m’avez fait ce que je suis, vous qui avez deviné, qui avez développé les instincts de création qui bouillonnaient en moi, vous qui avez dit à l’obscur habitant de ce hameau: tu seras un habile architecte, un artiste inspiré. Pour vous seule, je veux être grand, je veux être créateur. Essayer de rendre à ce château son ancienne splendeur, voir votre beauté briller dans un cadre plus digne d’elle, voilà mon seul désir. Que François Ier ignore toujours le nom de Georges! * Pendant que le jeune homme parlait, l’élévation de ses pensées, la noblesse de ses sentiments, la franchise de son âme se reflétaient sur son visage, et donnaient à ses traits une expression sublime. Anne, les yeux fixes sur ceux de Georges, paraissait l’écouler avec bonheur: son regard ardent s’enflammait aux éloquentes paroles du jeune artiste. * — Je suis fière, lui dit-elle, d’inspirer d’aussi nobles pensées. Oui, vous l'avez dit, Georges, c’est moi qui ai deviné votre génie, moi, qui ai voulu que vos rêves poétiques devinssent une admirable réalité. Eh bien! si vous croyez me devoir quelque reconnaissance, si vous avez quelque affection pour votre protectrice, laissez-vous guider par mes conseils. Georges, Dieu qui vous a donné ces sublimes inspirations et ces élans vainement comprimés vers un avenir glorieux, ne veut pas que vous restiez perdu et ignoré dans ce village où je fus assez heureuse pour vous comprendre. Les applaudissements de la foule, les encouragements et les flatteuses récompenses d’un grand roi vous attendent: demain, François Ier honorera ce château de sa présence. Il veut voir lui-même les embellissements dont je lui ai parlé. Le roi comprend et admire les chefs-d’œuvre de l’art. Il voudra connaître l’artiste qui a réédifié cette antique demeure. Ne vous refusez pas à ma prière, permettez-moi de vous présenter à lui. * — Vous le voulez, madame, un de vos désirs est un ordre pour moi. Puissè-je ne pas regretter un jour l’humble condition dans laquelle j’ai trouvé le calme et le bonheur. * En ce moment l’attention de la duchesse fut éveillée par un bruit de pas précipités dans l’escalier, et par les aboiements obstinés d’un chien enchaîné dans une petite cour, sur laquelle donnaient les fenêtres de l’oratoire. Au même instant une de ses femmes entra, et vint lui dire à demi-voix quelques mots qu’elle pouvait entendre seule. Anne parut visiblement troublée; mais se remettant aussitôt, elle dit à Georges: — Trois visiteurs qui me sont encore inconnus viennent d’arriver au château, je suis forcée de vous quitter; laissez-moi vous remercier d’avoir cédé à mon désir. Adieu, Georges, adieu mon grand artiste. * Avant de s’éloigner, la duchesse présenta sa main à son jeune protégé, qui, encore plus ému et plus troublé qu’elle même, la porta à ses lèvres avec empressement. Il la suivit quelque temps des yeux, d’un regard où l’amour le plus ardent avait |**58**| mis son empreinte; puis, s’arrachant aux plus douces pensées, il s’élança dans l’escalier de la tourelle, et arriva sur la plate-forme qui servait de toiture à la chambre qu’il habitait. ====III. LE MESSAGE.==== * //La nuit, pour rafraîchir la nature embrasée,// * //De ses cheveux d’ébène exprimant la rosée,// * //Pose au sommet des monts ses pieds silencieux,// * //Et l’ombre et le sommeil descendent sur mes yeux.// * Lamartine. * À l’heure où Georges sortit de l’oratoire de la duchesse, un bruit et un mouvement inaccoutumés retentissaient dans les escaliers et les appartements du château: de nombreuses lumières apparaissaient aux fenêtres et voyageaient dans les vestibules portées par des mains invisibles. Plusieurs domestiques chargés de torches se rendaient en toute hâte dans les cours où se trouvaient les vastes écuries du château. Cette agitation, qui paraissait donner une nouvelle vie au gothique manoir, annonçait l’arrivée de quelque personnage considérable. Malgré le trouble qu’Anne d’Heilly n’avait pu dissimuler en apprenant l’arrivée de ses nouveaux hôtes, aucun soupçon n’était entré dans le cœur de Georges. Élevé loin du bruit des villes et des intrigues de la cour au milieu des champs ou il était né, il ne connaissait encore de la vie que les illusions et les généreuses croyances. Le désenchantement et la tristesse, inévitables suites des rivalités et des passions du monde, n’avaient pas terni de leur souffle impur l’heureuse et confiante crédulité de cette nature aussi naïve que poétique. Après avoir quitté la belle duchesse, Georges, plein du trouble passionné que ses yeux fascinateurs et ses douces paroles avaient jeté dans son âme, sentit sa tête brûlante et voulut respirer un instant l’air frais et pur du soir. Lorsqu’il arriva sur la plate-forme de la tourelle, les nuages qui avaient voilé pendant un instant la lumière de la lune s’étaient dispersés; d’innombrables étoiles faisaient scintiller au ciel leurs facettes diamantées; la nappe argentée des magnifiques étangs du château, miroir naturel de ces mystérieuses clartés, les doublait en les reflétant. Le calme et la grandeur du paysage firent oublier à Georges, pendant quelques instants, le château sur lequel il planait et la séduisante duchesse qui avait allumé dans son cœur les premiers feux d’une passion dévorante. Pendant plus d’une heure, il resta, immobile et pensif, appuyé sur les créneaux de la tourelle. S’il eut été aperçu par quelque villageois attardé dans la campagne, on aurait pu le prendre pour le fantôme de ce Gannelon qui livra autrefois le château d’Heilly aux ennemis de la France, et qui venait quelquefois, à ce que disait la légende, visiter ces lieux témoins de sa trahison et de sa ruine. Georges fut rappelé à lui-même par le timbre de l’horloge du château qui sonna minuit. Tout était calme dans l’intérieur des appartements comme dans la campagne. Georges quitta la tourelle, rentra dans sa petite cellule, et s’endormit bientôt en voyant passer devant ses yeux les plus séduisantes visions, dans lesquelles |**59**| Anne d’Heilly se montrait à lui plus belle et plus irrésistible qu’elle ne lui était apparue dans son oratoire. * À peine les premiers rayons du soleil avaient-ils doré les cimes des arbres du parc que le château retentit de nouveaux bruits; ses habitants avaient déjà secoué le sommeil et paraissaient enflammés d’un zèle et d’une animation inusités. Le tumulte occasionné par les valets qui allaient et venaient, par les portes qui s’ouvraient et se refermaient, ne tarda pas à réveiller le jeune architecte. Il s’habilla promptement et se préparait à descendre dans le parc, lorsque deux coups frappés à la petite porte de sa chambre lui annoncèrent une visite matinale. Georges s’empressa d’ouvrir, et rougit de plaisir en reconnaissant le jeune messager de sa belle duchesse. * — Jamais journée s’annonça-t-elle sous de plus heureux auspices, mon cher Julien, dit gaîment Georges, un soleil resplendissant, un billet de notre aimable maîtresse et le joyeux visage d’un ami fidèle, voilà, si je ne me trompe, trois présages de succès et de plaisir. * — Vous ne vous trompez pas, Georges, répondit le page; mais lisez ce billet que la duchesse vous envoie, il vous en dira davantage. Georges saisit d’une main tremblante la lettre parfumée; il n’avait rien de caché pour Julien, qu’il savait entièrement dévoué à la duchesse et à lui-même, aussi lut-il à haute voix et sans hésiter ce qui suit. * "Mon cher Georges, * "Si, fidèle à votre promesse, vous consentez à me prendre pour guide, mon vœu le plus cher sera rempli aujourd’hui même. Le roi est à Heilly; je lui ai parlé de mon protégé, François Ier est impatient de vous connaître et de vous tendre la main. Courage donc, l’avenir est à vous. Cédez aux prières d’une amie qui vous aime, et ne regrettez pas la glorieuse couronne qui siéra si bien à votre front inspiré. À bientôt, Georges, hier vous m’avez quitté pauvre et obscur, je veux vous voir dans quelques heures comblé des faveurs de la gloire et de la fortune. Hésiterez-vous lorsque Anne d’Heilly vous implore, lorsque François Ier vous appelle. Venez donc, venez sans retard." ====IV. PRÉSENTATION==== * //J’aimais le manoir dont la route// * //Cache dans les bois ses détours// * //Et dont la porte sous la voûte// * //S’enfonce entre deux larges tours.// * V. Hugo. * La lettre de la duchesse fit oublier à Georges ses tristes pressentiments; il mit de côté toute crainte importune, et ne vit plus devant lui que la gloire qui l'attendait, que cette gloire qu’il ne désirait que pour être moins indigne de l’amour d’Anne d’Heilly. Il suivit Julien, qui lui fit traverser plusieurs pièces somptueusement meublées, et arriva à la porte du salon où le roi l’attendait. Le page l'introduisit, et le spectacle le plus éblouissant vint frapper les yeux du jeune artiste. |**60**| * Au milieu d’un vaste salon, où le décorateur avait prodigué les glaces de Venise, les tissus de l’Orient aux brillantes couleurs et les meilleurs tableaux des artistes italiens, François Ier , revêtu d’un splendide costume, était assis sur une estrade couverte d’un dais de brocart. À sa droite se tenait la duchesse d’Étampes; autour de lui se groupaient les plus grands seigneurs de la cour, le duc de Cossé, le comte de Latour-Landry, le duc de Joyeuse, d’autres noms non moins illustres et quelques artistes privilégiés qui étaient admis dans l’intimité du roi: parmi ceux-ci on remarquait le célèbre sculpteur Benvenuto Cellini et Clément Marot le poète. Georges, frappé de la grandeur et de la majesté de cette réunion de personnages d’élite, resta un moment immobile et troublé. Anne d'Heilly s’aperçut de l’émotion de son jeune protégé: elle se leva aussitôt, vint à lui, et, le prenant par la main, le conduisit devant le roi. * — Sire, lui dit-elle, permettez-moi de vous présenter l’architecte à qui nous devons la restauration du château qui possède aujourd’hui dans ses murs le plus chevaleresque des rois, celui qui sait le mieux faire progresser les arts et encourager les hommes de talent et d’avenir. * Georges mit un genou en terre, le roi le releva avec bonté, et lui dit: * — Soyez le bienvenu parmi nous; prenez place au milieu de cette société d’hommes savants et habiles que nous regardons comme le plus précieux fleuron de notre couronne: recevez nos éloges sincères pour les grands travaux que vous avez si heureusement terminés, et nos encouragements pour ceux que vous allez entreprendre. Nous espérons que nous aurons souvent l’occasion de vous complimenter, et que vous nous donnerez plus d’une fois la satisfaction de récompenser en vous le talent et le génie créateur. * En parlant ainsi , François Ier avait détaché un magnifique collier qui brillait sur sa poitrine. Il le passa au cou du jeune architecte et l’invita à prendre place à ses côtés. * Georges, encore troublé d’émotion et de bonheur, balbutia quelques mots et vint s’asseoir, au milieu des applaudissements de l’assemblée, sur un siège que lui désignait le roi. Redevenu plus maître de lui-même, il reçut avec modestie et dignité les félicitations des seigneurs et des artistes qui l’entouraient. Pendant le peu de temps qu’avait duré la présentation, la duchesse n’avait point quitté du regard son protégé, ses yeux, brillants de fierté et de plaisir, lançaient des éclairs à demi-voilés par ses longues paupières. Lorsque Georges se fut assis à côté du roi, il chercha sa protectrice pour la remercier; il ne pouvait lui parler, mais Anne lisait sur sa physionomie radieuse tout ce que son cœur renfermait de reconnaissance et d’amour; les yeux de la fière châtelaine répondaient doucement à ces muettes protestations. Le roi adressa quelques questions au jeune artiste sur les embellissements qui restaient encore à faire au château , et témoigna le désir de visiter lui-même les travaux accomplis et d’entendre expliquer par Georges les derniers plans qu’il avait conçus. Madame d’Étampes donna à l’instant des ordres, et François Ier , invitant Georges à le suivre, sortit du salon accompagné de ses courtisans. * La promenade commença: le roi était d’une gaîté et d’une courtoisie parfaites; il appréciait avec une grande justesse de pensées et un heureux choix d’expressions les travaux de Georges, et ses éloges étaient aussi flatteurs qu’heureusement |**61**| justifiés. François Ier avait déjà loué l’ornementation du grand salon et apprécié la finesse des peintures et des médaillons encadrés dans les remarquables boiseries. Il approuva successivement l’habileté avec laquelle les chambres du premier étage avaient été reliées entre elles les belles proportions du grand escalier,et l’heureuse distribution d’une salle à manger où se trouvaient un élégant bassin de marbre et des grisailles, dont les sujets parfaitement choisis étaient tirés des métamorphoses d’Ovide et de l’Arioste. * Après avoir visité l’intérieur du château , le roi voulant embrasser l’ensemble de la nouvelle façade alla se placer dans la cour d’honneur. C’est là qu’il put admirer l’élégance et la hardiesse des nombreuses croisées qui donnaient entrée à la lumière, la légèreté des sculptures qui se jouaient et s’entrelaçaient sur la pierre, la majesté des escaliers extérieurs, l’élégance des belles grilles qui fermaient le château, et les vastes cours parfaitement proportionnées qui s’élargissaient devant lui. Georges, charmé de la bonté et de l’esprit du roi, avait perdu toute sa timidité. François Ier, à son tour, fut charmé de la manière de parler claire et sérieuse du jeune homme. Après avoir admiré la façade de l’Est, le roi, suivi des seigneurs et des artistes qui l’accompagnaient, se dirigea du côté du parc. Tout le monde fut frappé du contraste qui existait entre la seconde façade aux tourelles gothiques et celle qui venait d’être réédifiée. Georges, avec une facilité d'élocution que lui donnait la conscience de son talent et son ardent amour de l’art, développa ses plans pour harmoniser les deux façades; il voulait conserver les deux petites tourelles aux deux angles; la tour de Gannelon serait démolie et remplacée par deux nouvelles tourelles semblables aux premières, au milieu desquelles se développerait un escalier aux vastes proportions.Le jeune artiste, pour achever de relier le style des deux façades , voulait faire courir sur les pierres des tourelles des sculptures pareilles à celles qui ornaient la façade de l’Est; le principal corps de bâtiment devait aussi disparaître, et se trouver remplacé par un autre plus moderne, dans lequel seraient percées des fenêtres identiques à celles qui éclairaient le château du premier côté. * Le roi écoutait Georges avec une vive satisfaction: il l’approuva de la manière la plus entière, et lui promit de lui fournir les moyens de terminer un travail si heureusement commencé, et d’exécuter des plans si habilement conçus. La cloche du château annonça à la duchesse que l’heure était venue où elle voulait offrir à ses invités un splendide repas. Elle demanda au roi s’il lui plaisait de quitter les jardins: François lui offrit la main, et se dirigea avec elle vers la salle à manger. Il invita Georges à s’asseoir près de lui, et ne cessa, pendant tout le.temps que dura le repas, de le combler de marques de distinction et de flatteuses prévenances. Enfin l’heure de se séparer arriva. Le roi et la duchesse quittèrent l’assemblée, et Georges, encore tout ému de l'accueil que le roi lui avait fait, sortit du château et s’enfonça dans les allées du parc, pour rêver à son aise aux événements qui avaient rempli cette journée si heureuse pour lui. |**62**| ====V. JALOUSIE==== * //Je t’adore ange, et t’aime femme;// * //Dieu qui par toi m'a complété,// * //A fait mon amour pour ton âme// * //Et mon regard pour ta beauté!// * V. Hugo. * Georges, tout entier aux douces sensations et aux flatteuses pensées que lui inspiraient le bienveillant accueil du roi et le tendre langage que lui avait parlé les yeux de la belle duchesse, marchait au hasard à travers les allées ombreuses du parc; un brillant soleil avait fait disparaître la neige qui couvrait les campagnes. Les arbres et les taillis paraissaient avoir retrouvé une nouvelle fraîcheur. Seul au milieu de ces magnifiques jardins, il n’accordait pas aux beautés naturelles du site, auquel les rayons du soleil couchant prêtaient leur éclat, l’admiration qu’il leur avait vouée depuis son enfance. Une seule image était sans cesse devant ses yeux, une seule pensée présente à son souvenir. * Son amour pour Anne d’Heilly, chaque jour plus ardent, effaçait de son esprit les rêves de gloire et d’ambition. Les faveurs du roi, les applaudissements de la foule, la richesse et les succès qui s’offraient à lui disparaissaient devant l’espoir qui remplissait son âme. Il n’écoutait plus qu’une voix qui murmurait à ses oreilles; cette fière duchesse qui voit à ses pieds les plus nobles seigneurs de la cour de France, cette femme si belle que les statuaires se sont inspirés de sa vue pour créer leurs chefs-d’œuvre, elle te préfère à tous ces brillants chevaliers, elle t’appartient déjà par cette magnétique sympathie de l’âme et de la pensée qui nous unit si étroitement à l’objet aimé. Bercé par ces douces pensées d’amour, Georges ne s’aperçut pas qu’il s’était égaré jusqu’au milieu de la forêt; le soleil allait bien tôt disparaître à l’horizon, et l’ombre s’épaississait déjà dans les taillis. Mais notre jeune architecte connaissait si bien les détours et les sentiers de la forêt qu’il lui fut facile de se retrouver en peu d’instants dans le parc qu’il venait de quitter. Les fenêtres du château brillaient de mille feux, tout s’y préparait pour la fête de nuit dont la duchesse voulait faire au roi la surprise. * Georges avait les yeux fixés sur les tourelles de ce château qui n’avait jamais cessé d’être pour lui un objet d’étude et de réflexion, lorsque son oreille fut frappée par les sons d’une voix bien connue. Il ne pouvait voir la personne qui avait parlé, mais son cœur lui dit que la duchesse était près de lui. Il allait avancer, lorsqu’une autre voix se fit entendre. Georges tressaillit: Anne n’était point seule: le roi l’accompagnait. * Pour la première fois la jalousie s’éveilla dans le cœur de Georges: le roi était seul avec la duchesse, seul dans ce lieu écarté, seul à cette heure où la nuit étendait son voile sur le parc. * Lorsqu'un premier soupçon pénètre dans le cœur, il en fait à l’instant naître mille autres. Georges se prit à penser à l’arrivée nocturne de François Ier, au trouble |**63**| que la duchesse n’avait pu cacher en apprenant le nom de ses hôtes. L’honneur lui-même que le roi faisait à madame d'Étampes, en visitant Heilly, lui parut si grand, qu’il fortifia ses premiers soupçons. * C’en était fait du bonheur du malheureux jeune homme; il hésita pendant un moment, il voulait fuir; mais le démon de la jalousie le poussant, il se glissa sans bruit à travers le feuillage, et se cacha derrière un vieux chêne. * Le roi et la duchesse étaient assis sur un banc de gazon, derrière lequel se trouvait un groupe de statues reproduisant l’une des scènes les plus poétiques de Roland furieux: Angélique à demi-couchée sur l’herbe regarde Médorqui, la main guidée par l’Amour, grave sur l’écorce d’un arbre ce vers : * //Que Médor est heureux! Angélique l'adore.// * Anne et François Ier étaient l’un près de l’autre, les yeux tournés vers les deux amants que le sculpteur a si bien reproduits, et paraissaient admirer le marbre devenu parlant sous le ciseau du statuaire. * — Regarde ces deux amants, disait le roi, ils sont heureux et, comme nous, oublient le monde pour ne penser qu’à leur amour. Angélique est bien belle sans doute; mais, chère Anne, tu es cent fois plus belle, et plus séduisante. * François Ier se leva à demi, et prenant un petit poignard placé dans sa ceinture, traça avec la pointe le vers suivant sur le marbre. * //François en ces beaux lieux est plus heureux encore.// * Puis, se rapprochant de la duchesse qui le récompensait par un tendre serrement de main de sa galanterie poétique: * — Viens près de moi: laisse-moi oublier dans cette douce causerie les tristes préoccupations qui suivent partout le roi d’un grand peuple; ici plus d’indifférents entre nous, plus de regards envieux attachés sur les nôtres; ici je ne suis plus le roi, je suis l’amant de ma belle duchesse, plus fier de son amour que de la couronne qui orne mon front. * Anne d’Heilly ne répondait que par quelques paroles timides à ces brûlantes protestations du roi; sa bouche n’était plus d’accord avec son cœur, et bien qu’elle ne pût soupçonner la présence de Georges, sa voix n’avait pas l’accent sincère que donne la franchise et la vérité. Malgré cette froideur de la duchesse, dont le roi ne s’aperçut pas, aucun doute ne pouvait rester dans l’esprit de Georges; ses dernières illusions tombaient une à une; le langage du roi, l’abandon d’Anne d’Heilly, les bras entrelacés des deux amants, étaient pour lui autant de preuves de son malheur. * Immobile et sans forces, il semblait enchaîné par une invincible puissance à la place qu’il occupait. Il avait oublié le parc, le château; il ne savait plus où il était, et ne voyait devant lui que le roi et la duchesse, se prodiguant les témoignages de leur amour. * Enfin le roi se leva, et offrit la main à la duchesse: leurs pas se perdirent dans les allées du parc, et Georges resta seul avec l’affreuse réalité. |**64**| ====VI. L’ANNEAU DE LA DUCHESSE.==== * //Ah! que vous saviez bien, cruelle... Mais, Madame// * //Chacun peut à son choix disposer de son âme,// * //La vôtre était à vous; j’espérais: mais enfin// * //Vous l’avez pu donner sans me faire un larcin.// * (RACINE, //Andromaque//.) * Le coup terrible qui était venu frapper Georges , avec la rapidité de la foudre l’étourdit si complètement que, longtemps après le départ du roi et de la duchesse, il était encore sans mouvement, appuyé sur le chêne derrière lequel il s’était caché. Ce qu’il venait de voir et d’entendre lui semblait un rêve affreux. Tout était calme autour de lui: nul bruit ne troublait le silence des bois, et quand il revint à lui, le malheureux jeune homme se demanda s’il n’avait point été abusé par une trompeuse hallucination. Il s’approcha des statues qui semblaient lui offrir encore le spectacle des amours de François Ier et de la duchesse d’Étampes; en jetant un regard sur le banc de gazon où s’était assise Anne d'Heilly, il vit étinceler dans l'ombre un diamant. Georges se baissa et saisit une bague qu’Anne avait sans doute laissé tomber de sa main; une pierre en formait le chaton. Georges se demandait s’il devait rendre cette bague à la duchesse, lorsqu'il entendit derrière lui un bruit de pas et le frôlement d’une robe de soie. Anne s’était aperçue de la perte de sa bague et revenait seule dans l’espoir de la retrouver. En voyant Georges près du banc de gazon, à la contraction de ses traits et à sa pâleur, elle comprit que le jeune artiste savait tout. Jamais Georges ne lui avait dit un mot d’amour; mais leurs yeux s’étaient parlé un langage si éloquent, que leurs bouches n’avaient plus rien à s’apprendre. * — Eh quoi! Georges, s’écria la duchesse, vous vous cachiez pour épier mes actions, vous étiez là lorsque le roi..... Elle ne put achever, et malgré la fière contenance qu’elle avait voulu prendre, elle baissa les yeux sous le regard accusateur de celui qui la veille encore l’aurait adorée à genoux. * — Moi vous épier, répondit Georges, moi vous surprendre, et de quel droit me conduirai-je ainsi, madame la duchesse? Ne suis-je point l’obscur paysan que vous avez tiré de son humble chaumière pour lui donner, pendant quelques jours, des rêves de gloire et de bonheur, l’inconnu à qui vous avez prêté un peu de cet éclat qui rayonne autour de vous, le jouet que vous avez pris hier et que vous briserez demain? Je vous appartiens, Madame, et si je vous suis devenu importun, il vous est facile de me faire rentrer dans l’obscurité dont il vous a plu me faire sortir. * — Ne parlez point ainsi, Georges, un pareil langage n’est pas digne du grand artiste qui vient de recevoir la consécration de la gloire et les applaudissements des hommes les plus éminents de la France. Non, vous ne m'appartenez pas, non, vous ne me devez pas ce que vous êtes. Ce n’est point moi qui vous ai donné le noble cœur qui bat dans votre poitrine, le génie créateur qui brille dans vos yeux. Si j’ai eu quelque empire sur vous, Georges, c’est votre amour pour moi qui me l'a |**65**| donné; oui, votre amour! Car tu m’aimais! s’écria la duchesse, s’oubliant tout à coup jusqu’à tutoyer le jeune architecte: ne dis pas que cela n’est point; et si je dois te regarder comme perdu pour moi, laisse-moi croire au moins que je ne me suis point abusée. Si tu me méprises à cette heure, dis-moi qu’hier encore tu brûlais pour moi de l’amour le plus pur et le plus ardent. * En entendant cette voix au son de laquelle il avait si souvent tressailli, Georges sentit se réveiller en lui ses souvenirs d’amour et ses rêves de bonheur. Son regard n’était plus aussi sévère; quelques larmes vinrent mouiller ses paupières. Il voulait parler et sentait que ses paroles, étouffées par sa poignante douleur, se refusaient à sortir de sa bouche. Retrouvant enfin un peu d’empire sur lui-même: * — Oui, Madame, vous ne vous êtes point trompée, je vous aimais, vous étiez la pensée de toute ma vie, le rêve insensé d’une imagination qui se plaisait à vous parer des qualités les plus précieuses du cœur, des charmes les plus séducteurs de la beauté. Pour vous, j’avais désiré la gloire et la richesse; pour m’élever jusqu’à vous je me sentais la force de devenir un jour célèbre, admiré. Mais tout cela n’était qu’un songe, qu’une trompeuse illusion; Georges le grand artiste, l’amant aimé de la belle duchesse d’Étampes, est redevenu Georges l’habitant inconnu de ce village, le dernier des serviteurs d’Anne d'Heilly. N’essayez point de vous justifier; lorsque vous avez deviné mon amour, vous auriez pu me dire: Georges, je ne suis point digne de vous, je ne m’appartiens plus. Vous ne l’avez point fait: peut-être avez-vous cru que je serais trop heureux d’être le rival heureux du roi. Anne je vous pardonne; retournez près de François Ier et oubliez-moi pour toujours! * — Georges, ne me condamne point sans m’entendre! sais-tu bien que si je t’avais dit: je suis la maîtresse du roi, je te perdais sans retour, toi que j’aimais plus que moi-même, plus que la gloire et la richesse! Parle, veux-tu que je quitte pour toi la cour et le roi, veux-tu vivre seul avec notre amour, oubliant le monde pour ne penser qu’à confondre nos âmes?... * En prononçant ces brûlantes paroles la duchesse s’était avancée près de Georges. Jamais sa beauté n’avait été plus irrésistible; jamais elle ne s’était montrée plus séduisante et plus passionnée; ses yeux noirs étincelaient dans l’ombre, obscurcis cependant par les larmes qu’elle essayait en vain de comprimer. Sa chevelure abondante, libre de l’épingle d’or qui la retenait, retombait en longues tresses sur ses belles épaules. À demi-penchée vers Georges, dans une attitude suppliante, elle attendait, les bras tournés vers lui, les paroles qui allaient tomber de sa bouche. Le combat le plus violent se livrait dans le cœur de Georges entre son amour pour Anne, qui se réveillait plus puissant que jamais, et la jalousie qui le torturait. Peut-être allait-il céder aux suppliantes prières de l’amoureuse duchesse, lorsqu’une joyeuse fanfare réveilla les échos de la forêt. C’était le signal de la fête de nuit: en même temps plusieurs voix se firent entendre. Sans doute on cherchait la duchesse: elle comprit qu’il serait imprudent de rester plus longtemps éloignée du roi. Le bruit de la fête avait rappelé au malheureux Georges la passion de François Ier pour la duchesse et les liens coupables qui les unissaient. Son hésitation avait cessé. * — Éloignez-vous, madame, fuyez ces lieux: si le roi nous surprenait ensemble, sa vengeance serait terrible! Partez... et laissez-moi, comme souvenir de temps plus heureux, cette bague que j’ai vu briller à votre doigt. En voyant sa bague entre les mains de Georges, Anne frissonna. |**66**| * — Ne garde point cette bague, Georges, elle renferme un terrible secret: cette pierre cache un mortel poison préparé par le savant Paracelse, un poison qui frappe comme la foudre. * Un éclair de joie passa dans les yeux du malheureux amant, en apprenant le secret du mystérieux anneau. * — Ne perdez pas un instant, dit-il à la duchesse, et ne me refusez point la seule chose que je vous aie jamais demandé. * La duchesse restait immobile: une crainte terrible était entrée dans son esprit; mais enfin résolue : * — J’y consens lui dit-elle, mais au moins ne restez point seul, à cette heure de la nuit, dans ces bois; quittons ces lieux ensemble. Venez, Georges, venez; et la duchesse entraîna le jeune artiste qui ne résistait plus à son désir. * Georges était redevenu calme; il savait maintenant ce qui lui restait à faire; sa résolution était arrêtée. Il indiqua à la duchesse un sentier qui les ramena en peu d’instants près du château, et leur évita la rencontre des personnes qui pouvaient se trouver dans les jardins. * Il était temps: François Ier commençait à s’étonner de l’absence de la duchesse; l’impatience et le mécontentement se lisaient sur sa figure. Mais, dès qu’il vit paraître Anne d’Heilly, le sourire reparut sur ses lèvres. Il courut au devant d’elle lui prit la main et adressa à Georges quelques aimables paroles. Les seigneurs et les nobles dames qui formaient la cour du roi s’étaient réunis dans le grand salon. La duchesse donna le signal du départ, et le roi, suivi de son brillant entourage, sortit du château et se dirigea vers les étangs qui devaient être le théâtre de la fête. ====VII. LES ADIEUX DE GEORGES.==== * //Passant, ne porte point un indiscret flambeau// * //Dans l’abîme où la mort le dérobe a ta vue.// * //Laisse le reposer sur la rive inconnue,// * //De l’autre côté du tombeau.// * CHATEAUBRIAND. * Lorsque le roi fut arrivé sur les bords de l’étang, à un signal donné, toutes les fenêtres du château s’illuminèrent comme par enchantement. Les ombres de la nuit couvraient Heilly et les campagnes voisines. La façade du château, si bien réédifiée par Georges, semblait un palais enchanté sorti de terre à l’évocation de quelque puissant magicien. Cette illumination, ingénieuse flatterie de la duchesse pour son jeune protégé, lui attira, de la part du roi, de nouvelles félicitations. François Ier avait jeté sur ses épaules un élégant manteau entouré de fourrures, Anne avait caché sa brillante toilette sous une pelisse garnie de cygne: le roi entra dans la barque qui lui avait été préparée et qui était ornée avec un goût exquis; Georges, Julien, le duc de Cossé et Clément Marot les accompagnaient seuls; six jeunes gens du village, revêtus de pittoresques costumes vénitiens, occupaient la place des |**67**| rameurs, la suite du roi et de la duchesse était placée dans de petites embarcations, qui, pour ne pas gêner les pêcheurs, pouvaient facilement changer de position; un bateau contenait des musiciens, qui devaient faire entendre des fanfares lorsque la pêche, qui n’était qu’un prétexte à cette promenade nocturne, serait terminée. Le duc de Cossé, et Clément Marot étaient placés dans la barque du roi, à quelque distance de lui, près du gouvernail. * — Que dites-vous de cette journée, monsieur le duc? dit à demi-voix le poète. * — Je dis que la duchesse est adorable, que sa réception a été splendide : ses cuisiniers sont fort habiles, ses vins délicieux, et la fête de ce soir, termine dignement cette agréable journée. * — Fort bien ; je partage en tous points votre opinion. * — Et que pensez-vous du jeune architecte? comment le trouvez-vous? * — Je le trouve très bien; beaucoup trop bien pour le roi. * — Que voulez-vous dire? * — Je pense que c’est un heureux drôle: hier encore inconnu, sans nom, sans fortune, aujourd’hui, un avenir magnifique s’ouvre devant lui; et, de plus, les yeux de notre fière duchesse paraissent s’humaniser pour lui: qui pourrait souhaiter tant de bonheur à la fois? N'êtes-vous pas de mon avis? * — À peu près, mais je suis poète, mon cher duc, et je pense en poète. Georges a un cœur jeune; il est plein d’illusions, il ignorait sans doute que la duchesse était la maîtresse du roi, et il n’acceptera pas cette rivalité. Tenez, regardez-le: voyez, déjà la jalousie est entrée dans son âme, son regard est fixe, sa main se crispe; croyez-moi, je crains que la fortune de ce jeune homme ne soit aussitôt renversée qu’elle a été vite élevée. * En effet, Georges placé près du roi et de la duchesse, dont la contenance était triste et embarrassée, avait peine à cacher son trouble et son émotion. Il ne perdait aucune de leurs paroles, aucune de leurs actions, et les détails les plus insignifiants pour un indifférent venaient augmenter le feu qui le brûlait. Le roi se montrait plein de soins et d’attentions pour la duchesse, qu’il semblait vouloir remercier des peines qu’elle avait prises pour organiser la fête: l’obscurité aidait encore à son abandon, et le malheureux amant surprit plus d’un serrement de main et d’une douce parole échangée entre Anne et François. * La duchesse ne pouvait empêcher ces témoignages d’affection qu’aimait à lui prodiguer le roi. Contrariée par la présence de Georges, que cependant elle ne voulait pas perdre de vue, elle tremblait en pensant à la bague qu’elle avait laissée entre ses mains, et ne répondait qu’avec une certaine contrainte aux phrases passionnées que le roi lui adressait à chaque instant. Les pêcheurs avaient jeté leurs filets; ils vinrent présenter au roi et à la duchesse les poissons les plus remarquables. La situation de Georges devenait intolérable; c’est à peine s’il trouvait quelques paroles pour répondre au roi qui se tournait de temps à autre de son côté. Julien le regardait avec étonnement; il ignorait ce qui s’était passé dans le parc et ne pouvait s’expliquer le trouble qu’il était facile d’apercevoir dans toute la contenance de Georges. La pêche était terminée; des torches avaient été allumées sur toutes les barques, et ces mille lumières qui se promenaient et se croisaient en tous sens donnaient une couleur fantastique à la vaste nappe d’eau. En ce moment un vent impétueux s’éleva tout à coup: une partie des torches s’éteignit; un |**68**| voile richement brodé se détacha de la tête de la duchesse et alla flotter au-dessus de l’eau. François Ier se pencha pour le retenir, et ce mouvement ayant fait incliner la barque, sa joue rencontra celle de la duchesse. La tête de Georges était en feu, la contemplation de l’eau exerçait sur lui une sorte d’attraction magnétique. Il s’élança dans l’étang, comme pour ressaisir le voile; une inexprimable confusion s’était mise parmi les barques dont les évolutions étaient contrariées par le vent. À peine Georges avait-il quitté le bateau où étaient le roi et la duchesse, que Julien s’aperçut que le malheureux jeune homme disparaissait. Il n’hésita pas un instant, et se précipita pour le secourir. Ses efforts furent couronnés de succès et on put le voir arriver à la rive, portant dans ses bras Georges qui était évanoui et tenait serré contre sa poitrine le voile de la duchesse. En peu d’instants toutes les barques s’apprêtèrent à aborder; François Ier et Anne d’Heilly n’étaient pas les moins empressés, désirant connaître le sort de Georges. Pendant le peu de temps que Julien resta seul avec Georges voilà ce qui se passa entre eux: Georges revint à lui, et prenant un anneau qui était serré entre ses dents, le remit à Julien en lui disant: * — Julien, promets-moi de remettre cet anneau entre les mains de la duchesse; dis-lui que ma dernière pensée a été pour elle, et que ma dernière volonté est d’être inhumé dans le cimetière d’Heilly, sans qu’aucune inscription soit placée sur ma tombe. Tu avais voulu me sauver ; merci, Julien, pour ce dernier service; mais si tu connaissais mon cœur, tu verrais que je n’ai plus rien à faire sur cette terre. Adieu! * Julien promit de remplir les dernières volontés de son ami, et Georges expira. La duchesse et le roi arrivèrent trop tard pour le revoir vivant. Cet événement si inattendu remplit de tristesse tous ceux qui en étaient les témoins; le village tout entier était accouru sur les bords des étangs pour jouir de la fête: Georges n’y comptait que des amis, la désolation fut générale. La duchesse était brisée; cependant elle eut la force de cacher sa douleur au roi et parvint à se donner une contenance. * François Ier devait partir d’Heilly le lendemain pour retourner à Amiens et, de là, presque aussitôt à Paris. Il ne voulut point quitter le château avant d’avoir rendu les derniers honneurs au malheureux Georges qui, selon ses vœux, fut enterré dans le modeste cimetière du village. Une simple croix fut placée sur sa tombe. Julien remit à la duchesse le fatal anneau. La véritable cause de la mort de Georges, qui n’était connue que d’Anne d’Heilly, resta un secret pour tout le monde. La duchesse garda longtemps le souvenir du pauvre Georges, à la mort duquel elle se reprochait de ne pas être étrangère; elle ne tarda pas à quitter le château, où elle ne revint plus depuis que très rarement et quand sa présence y était indispensable. Elle avait voulu que les plans et dessins de Georges fussent placés près de lui, dans sa tombe. Les travaux que l’infortuné jeune homme avait commencés ne furent pas achevés. * Théophile B. * FIN. =====Bibliographie===== * Théophile B., [[litt:litt.theophile.b.1854.La dame d'Heilly1537|"Chroniques picardes: La dame d'Heilly - 1537"]], //Bibliothèque picarde// 2 (1853-1854) 53-68.