====Guy de Maupassant — 1876==== ======Au bord de l'eau====== * **Avertissement** (2024) * Ce poème fut d'abord publié en 1876 dans //La République des Lettres// et sous le pseudonyme de Guy de Valmont. En 1879 il fut à nouveau publié par la //Revue moderne et naturaliste//, sous le titre erroné //[[litt:maupassant:unefille|Une Fille]]//, mais avec l'indication du véritable nom de son auteur. Enfin Maupassant lui donna une troisième édition dans son recueil //Des vers//, paru en 1880 et souvent réédité. * En février 1880, l'auteur fut convoqué devant le tribunal correctionnel d'[[:etampes|Étampes]], ville où était imprimée la //Revue moderne et naturaliste//, dans le cadre d'une instruction pour "délit d'outrages à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs". * Cette affaire donna lieu à des controverses, dans lesquelles intervinrent entre autres [[litt:flaubert:lesproceslitteraires|Gustave Flaubert]] et [[http://corpusetampois.com/cle-19-scholl1880deuxansdeprison.html|Aurélien Scholl]], qui s'accordèrent pour tourner en ridicule le tribunal d'[[:etampes|Étampes]]. Son histoire a été retracée en 1931 par Alexandre Zévaès dans un article des //[[hn:hn.a.zevaes.1931a|Nouvelles littéraires]]//. — (B.G. 2024) ---- * **I.** * Un lourd soleil tombait d'aplomb sur le lavoir; * Les canards engourdis s'endormaient dans la vase, * Et l'air brûlait si fort qu'on s'attendait à voir * Les arbres s'enflammer du sommet à la base. * J'étais couché sur l'herbe auprès du vieux bateau * Où des femmes lavaient leur linge. Des eaux grasses, * Des bulles de savon qui se crevaient bientôt * S'en allaient au courant, laissant de longues traces. * Et je m'assoupissais lorsque je vis venir, * Sous la grande lumière et la chaleur torride, * Une fille marchant d'un pas ferme et rapide, * Avec ses bras levés en l'air, pour maintenir * Un fort paquet de linge au-dessus de sa tête. * La hanche large avec la taille mince, faite * Ainsi qu'une Vénus de marbre, elle avançait * Très droite, et sur ses reins, un peu, se balançait. * Je la suivis, prenant l'étroite passerelle * Jusqu'au seuil du lavoir, où j'entrai derrière elle. * Elle choisit sa place, et dans un baquet d'eau, * D'un geste souple et fort abattit son fardeau. * Elle avait tout au plus la toilette permise; * Elle lavait son linge; et chaque mouvement * Des bras et de la hanche accusait nettement, * Sous le jupon collant et la mince chemise, * Les rondeurs de la croupe et les rondeurs des seins. * Elle travaillait dur; puis, quand elle était lasse, * Elle élevait les bras, et, superbe de grâce, * Tendait son corps flexible en renversant ses reins. * Mais le puissant soleil faisait craquer les planches; * Le bateau s'entr'ouvrait comme pour respirer. * Les femmes haletaient; on voyait sous leurs manches * La moiteur de leurs bras par place transpirer * Une rougeur montait à sa gorge sanguine. * Elle fixa sur moi son regard effronté, * Dégrafa sa chemise, et sa ronde poitrine * Surgit, double et luisante, en pleine liberté, * Écartée aux sommets et d'une ampleur solide. * Elle battait alors son linge, et chaque coup * Agitait par moment d'un soubresaut rapide * Les roses fleurs de chair qui se dressent au bout. * Un air chaud me frappait, comme un souffle de forge, * À chacun des soupirs qui soulevaient sa gorge. * Les coups de son battoir me tombaient sur le cœur! * Elle me regardait d'un air un peu moqueur; * J'approchai, l'œil tendu sur sa poitrine humide * De gouttes d'eau, si blanche et tentante au baiser. * Elle eut pitié de moi, me voyant très timide, * M'aborda la première et se mit à causer. * Comme des sons perdus m'arrivaient ses paroles. * Je ne l'entendais pas, tant je la regardais. * Par sa robe entr'ouverte, au loin, je me perdais, * Devinant les dessous et brûlé d'ardeurs folles; * Puis, comme elle partait, elle me dit tout bas * De me trouver le soir au bout de la prairie. * Tout ce qui m'emplissait s'éloigna sur ses pas; * Mon passé disparut ainsi qu'une eau tarie: * Pourtant j'étais joyeux, car en moi j'entendais * Les ivresses chanter avec leur voix sonore. * Vers le ciel obscurci toujours je regardais, * Et la nuit qui tombait me semblait une aurore! ---- * **II.** * Elle était la première au lieu du rendez-vous. * J'accourus auprès d'elle et me mis à genoux, * Et promenant mes mains tout autour de sa taille * Je l'attirais. Mais elle, aussitôt, se leva * Et par les prés baignés de lune se sauva. * Enfin je l'atteignis, car dans une broussaille * Qu'elle ne voyait point son pied fut arrêté. * Alors, fermant mes bras sur sa hanche arrondie, * Auprès d'un arbre, au bord de l'eau, je l'emportai. * Elle, que j'avais vue impudique et hardie, * Était pâle et troublée et pleurait lentement, * Tandis que je sentais comme un enivrement * De force qui montait de sa faiblesse émue. * Quel est donc et d'où vient ce ferment qui remue * Les entrailles de l'homme à l'heure de l'amour? * La lune illuminait les champs comme en plein jour. * Grouillant dans les roseaux, la bruyante peuplade * Des grenouilles faisaient un grand charivari; * Une caille très loin jetait son double cri, * Et, comme préludant à quelque sérénade, * Des oiseaux réveillés commençaient leurs chansons. * Le vent me paraissait chargé d'amours lointaines, * Alourdi de baisers, plein des chaudes haleines * Que l'on entend venir avec de longs frissons, * Et qui passent roulant des ardeurs d'incendies. * Un rut puissant tombait des brises attiédies. * Et je pensai: "Combien, sous le ciel infini, * Par cette douce nuit d'été, combien nous sommes * Qu'une angoisse soulève et que l'instinct unit * Parmi les animaux comme parmi les hommes." * Et moi j'aurais voulu, seul, être tous ceux-là! * Je pris et je baisai ses doigts; elle trembla. * Ses mains fraîches sentaient une odeur de lavande * Et de thym, dont son linge était tout embaumé. * Sous ma bouche ses seins avaient un goût d'amande * Comme un laurier sauvage ou le lait parfumé * Qu'on boit dans la montagne aux mamelles des chèvres. * Elle se débattait; mais je trouvai ses lèvres: * Ce fut un baiser long comme une éternité * Qui tendit nos deux corps dans l'immobilité. * Elle se renversa, râlant sous ma caresse; * Sa poitrine oppressée et dure de tendresse, * Haletait fortement avec de longs sanglots; * Sa joue était brûlante et ses yeux demi-clos, * Et nos bouches, nos sens, nos soupirs se mêlèrent. * Puis, dans la nuit tranquille où la campagne dort, * Un cri d'amour monta, si terrible et si fort * Que des oiseaux dans l'ombre effarés s'envolèrent. * Les grenouilles, la caille, et les bruits et les voix * Se turent; un silence énorme emplit l'espace. * Soudain, jetant aux vents sa lugubre menace, * Très loin derrière nous un chien hurla trois fois. * Mais quand le jour parut, comme elle était restée, * Elle s'enfuit. J'errai dans les champs au hasard. * La senteur de sa peau me hantait; son regard * M'attachait comme une ancre au fond du cœur jetée. * Ainsi que deux forçats rivés aux mêmes fers, * Un lien nous tenait, l'affinité des chairs. ---- * **III.** * Pendant cinq mois entiers, chaque soir, sur la rive, * Plein d'un emportement qui jamais ne faiblit, * J'ai caressé sur l'herbe ainsi que dans un lit * Cette fille superbe, ignorante et lascive. * Et le matin, mordus encor du souvenir, * Quoique tout alanguis des baisers de la veille, * Dès l'heure où, dans la plaine, un chant d'oiseau s'éveille, * Nous trouvions que la nuit tardait bien à venir. * Quelquefois, oubliant que le jour dût éclore, * Nous nous laissions surprendre embrassés, par l'aurore. * Vite, nous revenions le long des clairs chemins, * Mes deux yeux dans ses yeux, ses deux mains dans mes mains. * Je voyais s'allumer des lueurs dans les haies, * Des troncs d'arbre soudain rougir comme des plaies, * Sans songer qu'un soleil se levait quelque part, * Et je croyais, sentant mon front baigné de flammes, * Que toutes ces clartés tombaient de son regard. * Elle allait au lavoir avec les autres femmes; * Je la suivais, rempli d'attente et de désir. * La regarder sans fin était mon seul plaisir, * Et je restais debout dans la même posture, * Muré dans mon amour comme en une prison. * Les lignes de son corps fermaient mon horizon; * Mon espoir se bornait aux nœuds de sa ceinture. * Je demeurais près d’elle, épiant le moment * Où quelque autre attirait la gaieté toujours prête; * Je me penchais bien vite, elle tournait la tête, * Nos bouches se touchaient, puis fuyaient brusquement. * Parfois elle sortait en m'appelant d’un signe; * J'allais la retrouver dans quelque champ de vigne * Ou sous quelque buisson qui nous cachait aux yeux. * Nous regardions s'aimer les bêtes accouplées, * Quatre ailes qui portaient deux papillons joyeux, * Un double insecte noir qui passait les allées. * Grave, elle ramassait ces petits amoureux * Et les baisait. Souvent des oiseaux sur nos têtes * Se becquetaient sans peur, et les couples des bêtes * Ne nous redoutaient point, car nous faisions comme eux. * Puis le cœur tout plein d'elle, à cette heure tardive * Où j'attendais, guettant les détours de la rive, * Quand elle apparaissait sous les hauts peupliers, * Le désir allumé dans sa prunelle brune, * Sa jupe balayant tous les rayons de lune * Couchés entre chaque arbre au travers des sentiers, * Je songeais à l'amour de ces filles bibliques, * Si belles qu'en ces temps lointains on a pu voir, * Éperdus et suivant leurs formes impudiques, * Des anges qui passaient dans les ombres du soir. ---- * **IV.** * Un jour que le patron dormait devant la porte, * Vers midi, le lavoir se trouva dépeuplé. * Le sol brûlant fumait comme un bœuf essoufflé * Qui peine en plein soleil; mais je trouvais moins forte * Cette chaleur du ciel que celle de mes sens. * Aucun bruit ne venait que des lambeaux de chants * Et des rires d'ivrogne, au loin, sortant des bouges, * Puis la chute parfois de quelque goutte d'eau * Tombant on ne sait d'où, sueur du vieux bateau. * Or ses lèvres brillaient comme des charbons rouges * D'où jaillirent soudain des crises de baisers, * Ainsi que d'un brasier partent des étincelles, * Jusqu'à l'affaissement de nos deux corps brisés. * On n'entendait plus rien hormis les sauterelles, * Ce peuple du soleil aux éternels cris-cris * Crépitant comme un feu parmi les prés flétris. * Et nous nous regardions, étonnés, immobiles, * Si pâles tous les deux que nous nous faisions peur; * Lisant aux traits creusés, noirs, sous nos yeux fébriles, * Que nous étions frappés de l'amour dont on meurt, * Et que par tous nos sens s'écoulait notre vie. * Nous nous sommes quittés en nous disant tout bas * Qu'au bord de l'eau, le soir, nous ne viendrions pas. * Mais, à l'heure ordinaire, une invincible envie * Me prit d'aller tout seul à l'arbre accoutumé * Rêver aux voluptés de ce corps tant aimé, * Promener mon esprit par toutes nos caresses, * Me coucher sur cette herbe et sur son souvenir. * Quand j'approchai, grisé des anciennes ivresses, * Elle était là, debout, me regardant venir. * Depuis lors, envahis par une fièvre étrange, * Nous hâtons sans répit cet amour qui nous mange * Bien que la mort nous gagne, un besoin plus puissant * Nous travaille et nous force à mêler notre sang. * Nos ardeurs ne sont point prudentes ni peureuses; * L'effroi ne trouble pas nos regards embrasés; * Nous mourons l'un par l'autre, et nos poitrines creuses * Changent nos jours futurs comme autant de baisers. * Nous ne parlons jamais. Auprès de cette femme * Il n'est qu'un cri d'amour, celui du cerf qui brame. * Ma peau garde sans fin le frisson de sa peau * Qui m'emplit d'un désir toujours âpre et nouveau, * Et si ma bouche a soif, ce n'est que de sa bouche! * Mon ardeur s'exaspère et ma force s'abat * Dans cet accouplement mortel comme un combat. * Le gazon est brûlé qui nous servait de couche, * Et désignant l'endroit du retour continu, * La marque de nos corps est entrée au sol nu. * Quelque matin, sous l'arbre où nous nous rencontrâmes, * On nous ramassera tous deux au bord de l'eau. * Nous serons rapportés au fond d'un lourd bateau, * Nous embrassant encore aux secousses des rames. * Puis, on nous jettera dans quelque trou caché, * Comme on fait aux gens morts en état de péché. * Mais alors, s'il est vrai que les ombres reviennent, * Nous reviendrons, le soir, sous les hauts peupliers, * Et les gens du pays, qui longtemps se souviennent, * En nous voyant passer, l'un à l'autre liés, * Diront, en se signant, et l'esprit en prière: * "Voilà le mort d'amour avec sa lavandière." * Guy de Maupassant ---- =====Bibliographie===== * Guy de Maupassant (sous le pseudonyme Guy de Valmont), "[[https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32970q/f130|Au bord de l'eau"]], //La République des Lettres// 1/4 (20 mars 1876) 112-119 * Guy de Maupassant, [[https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5862780j/f640|"Une Fille"]], //Revue Moderne et Naturaliste// (1879) 568-574. * Guy de Maupassant, [[https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113354d/f59|"Au bord de l'eau"]], in //Des Vers// (19 cm sur 12,5, 214 p.), Paris, G. Charpentier, 1880, pp. 41-57. * [[hn:gineste|Bernard Gineste]] (éd.), [[litt:maupassant:unefille|"Guy de Maupassant: Au bord de l'eau (1876)"]], //Corpus Essonnien//, 2024. * Gustave Flaubert, [[https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k523363f|"Gustave Flaubert et les procès littéraires"]], //Le Gaulois// 12/160 (21 février 1880) 1. * [[hn:gineste|Bernard Gineste]] (éd.), [[litt:flaubert:lesproceslitteraires|"Gustave Flaubert: Les procès littéraires (1880)"]], //Corpus Essonnien//, 2024. * [[psp:aa.scholl|Aurélien Scholl]], [[https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2733247x/f1|"La Chine à Étampes"]], //L'Evénement// 9/2869 (13 février 1880) 1. * [[hn:gineste|Bernard Gineste]] (éd.), [[psp:aa.scholl.1880a|"Aurélien Scholl: La Chine à Étampes (1880)"]], //Corpus Essonnien//, 2024. * [[psp:aa.scholl|Aurélien Scholl]], [[https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k911579/f261.item|"Deux ans de prison!"]], in //Fleurs d'adultère// (in-12, 327 p.), Paris, E. 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