L'Église, vieille de siècles et de gloire, n'est pas une institution dont on puisse montrer en un seul rayon la large étendue. Elle est compliquée par son origine divine, par ses accidents humains, et à vouloir défendre ses droits, on risque d'attaquer ses abus. Signaler la décadence de certains Ordres religieux, le bris de certaines ailes fatiguées par un long vol ou blessées par la passion, indiquer le danger des Ordres nouveaux qui drainent vers leur inutilité des ressources et des courages utiles ailleurs, c'est encore servir la cause des congrégations. Car il est bon de décrire les herbes chargées de venin, pour que la faux des lois ne les mette pas dans la même gerbe que l'épi pieusement et lourdement courbé.
Il y aurait un beau succès pour le législateur qui, au lieu d'obtenir des expulsions banales, demanderait une loi régulatrice.
Ce serait l'exécution et la suppression de toute communauté ne reconnaissant pas l'autorité de l'évêque local.
Ce serait la suppression de tout couvent ayant un cardinal protecteur à l'étranger.
Ce serait l'obligation pour les couvents de payer un salaire à toute personne laïque faisant, dans la maison religieuse, un travail commercial.
Ce serait enfin la liberté dans la loi.
En attendant cela, qu'on attendra longtemps peut-être, certaines communautés de femmes donnent des spectacles pittoresques. Voici comment se fait l'escamotage d'une congrégation.
Ouvrez l'Ordo de Paris, vous trouverez:
“Sœurs Oblates de Saint-François, rue de Vaugirard, 79, Paris, maison mère à Troyes.”
Feuilletez l'Annuaire ecclésiastique, vous lirez:
“Sœurs Oblates de Saint-François, congrégation fondée en 1870 ayant pour but spécial l'instruction et la préservation des jeunes filles ouvrières.”
Ayez enfin le courage d'aller aux archives de l'administration des Cultes, vous y pourrez copier le décret suivant:
Le décret est très précis. Au 79 de la rue de Vaugirard doit se trouver, si l'immeuble n'a pas été vendu, la congrégation de Lorette. Or, aucune trace de vente: les sœurs Oblates de Troyes ont simplement remplacé les religieuses de la congrégation de Lorette; mais remplacé, comme les Barbares remplaçaient les Romains, par invasion.
Les Barbares tenaient à leur nom et à leur titre. Les Oblates, qui ne sont pas autorisées par le gouvernement, mais approuvées par Rome, se disent Religieuses de Lorette dans les actes authentiques, Sœurs Oblates dans les affaires ecclésiastiques. Elles ont l'intrépidité changeante de cet aventurier de Casanova qui affirmait que toutes les lettres de l'alphabet lui appartenaient pour faire un nom.
La chauve-souris montrait ainsi tour à tour ses ailes pour être oiseau, ses pattes pour être souris.
Les Oblates ne se sont pas seulement installées dans la maison de la rue de Vaugirard, elles ont pris possession du château de Morangis, en Seine-et-Oise, qui appartenait aux religieuses de Lorette par achat régulier, en date du 16 février 1850, en vertu d'actes passés chez Me Demanche, notaire à Paris.
En 1891, les Oblates, installées dans la maison de Morangis, eurent l’ingénieuse idée de vendre cette propriété.
Pour la circonstance, elles se déguisèrent en Religieuses de Lorette et demandèrent au gouvernement une autorisation sous ce pseudonyme:
Communauté des Sœurs Augustines de Sainte-Marie de Lorette
Le conseil de la communauté des Sœurs Augustines de Sainte-Marie de Lorette, sise rue de Vaugirard, 79, à Paris, autorisée par décret du 19 juillet 1854, étant réuni, la supérieure fait part d'une demande d'acquisition qui leur a été adressée pour la maison du Désert et la prairie qui en dépend; et considérant l'état du budget de la communauté, elle a proposé d'agréer cette demande.
Le conseil, après en avoir conféré, ayant partagé unanimement cet avis, pensant que c'était avantageux,
* Demande l'autorisation de vendre ladite maison du Désert, située à Morangis (Seine-et-Oise), et la prairie qui en dépend, afin d'en employer le prix pour se décharger d'une partie de la somme due au Crédit foncier.
Fait et délibéré à Paris, le 13 octobre 1891.
Signé: Sr F. DE SALES, Sr L. DE SALES, Sr AIMÉE DE SALES, Sr FRANÇOISE-MARGUERITE.
Les signataires ne sont de la congrégation de Lorette que devant notaire.
Habituellement, elles appartiennent à la congrégation non autorisée des Oblates.
Ce serait déjà une extraordinaire aventure que celle d'une association illicite se mettant sous le masque d'une association reconnue qui aurait cessé de vivre. Mais l'affaire est plus curieuse; les religieuses de la congrégation de Lorette n'ont pas cessé d'exister. Trois religieuses vivent encore, deux à Troyes et une à Morangis. Il y a sans doute un acte par lequel les Sœurs de Lorette se sont fondues avec les Oblates, mais cet acte est nul au point de vue légal, parce que l'État n'a pas autorisé les Oblates qui n'ont pas, au reste, sollicité cette autorisation. Il est nul aussi parce que l'une au moins des religieuses survivantes de Lorette n'y a pas pris part.
Sœur Élisa Fauchon, en religion sœur Marie-Gabriel, a cinquante-deux ans. À l'âge de douze ans, elle est entrée chez les Religieuses de Lorette. Plus tard, elle y a fait profession. Deux jours dominent de leur éclat la vie de cette femme; celui où elle a pris le voile de l'Ordre qui l'avait élevée, jour de joie et de lumière ; celui où la supérieure lui a demandé de quitter l'uniforme de Lorette pour prendre celui des Oblates, jour de tristesse et de deuil.
Depuis cette substitution, qui eut lieu le 12 août 1872, elle a vu la dernière supérieure de Sainte-Marie de Lorette mourir cuisinière au petit collège de Troyes. Elle a vu son ancienne congrégation méprisée en elle-même et en sa sœur par les nouvelles venues. Elle a vu mourir cette sœur, religieuse comme elle, dans l'abandon et dans la privation des choses nécessaires. On a fermé devant ses pas les salles de communauté, l'atelier où ses doigts tournaient pour les autels des fleurs d'argent et des feuilles de soie. Devant sa tristesse, on a fermé les portes mêmes de la chapelle. Elle a supporté des supplices à briser la poitrine d'une martyre, mais jamais elle n'a quitté la maison de Morangis. Elle a demandé du travail pour avoir du pain, errante, le long du jour, sous l'austérité de ses voiles noirs qui semblent porter le deuil d'un passé inoublié. Toujours elle est rentrée quand la nuit est venue, et jamais on n'a osé expulser celle qui pourrait peut-être expulser ses bourreaux. Les gens du pays l'entourent de respect et d'estime. Les certificats du maire et des principaux habitants sont d'une élogieuse précision.