J'arrive à mon affaire. Je suis décidément poursuivi pour outrage aux mœurs et à la morale publique!!! et cela à cause de Au bord de l'eau! J'arrive d'Étampes, où j'ai subi un long interrogatoire du juge d'instruction. Ce magistrat a |220| été, du reste, fort poli, et moi je ne crois pas avoir été maladroit.
Je suis accusé, mais je crois qu'on hésite à pousser l'affaire, parce qu'on voit que je me défendrai comme un enragé. Non à cause de moi (je me f… de mes droits civils) mais à cause de mon poème, nom de Dieu Je le défendrai coûte que coûte, jusqu'au bout, et ne consentirai jamais à renoncer à la publication!
Maintenant, mon ministère m'inquiète et j'emploie tous les moyens imaginables pour faire rendre une ordonnance de non-lieu. Le Dix-neuvième Siècle a suivi l'Événement; ce dernier journal continue la campagne, mais il me faudrait frapper un coup, et je viens vous demander un grand service, en vous priant de me pardonner de vous prendre votre temps et votre travail pour une si stupide affaire. J'aurais besoin d'une lettre de vous à moi, longue, réconfortante, paternelle et philosophique, avec des idées hautes sur la valeur morale des procès littéraires, qui vous assimilent aux Germiny quand on est condamné, ou vous font parfois décorer quand on est acquitté. Il y faudrait votre opinion sur ma pièce Au bord de l'eau, au point de vue littéraire et au point de vue moral (la moralité artistique n'est que le beau) et des tendresses. Mon avocat, un ami, m'a donné ce conseil que je crois excellent, voici pourquoi: |221|
Cette lettre serait publiée par le Gaulois dans un article sur mon procès. Elle deviendrait en même temps une pièce pour appuyer la défense et un argument sur lequel serait basée toute la plaidoirie de mon défenseur. Votre situation exceptionnelle, unique, d'homme de génie, poursuivi pour un chef-d'œuvre, acquitté péniblement, puis glorifié et définitivement classé comme un maître irréprochable, accepté comme tel par toutes les écoles, m'apporterait un tel secours, que mon avocat pense que l'affaire serait immédiatement étouffée après la seule publication de votre lettre.
Il faudrait que ce MORCEAU parût tout de suite, pour bien sembler une consolation immédiate envoyée par le maître au disciple.
Maintenant, si cela vous déplaisait le moins du monde, pour n'importe quelle raison, n'en parlons plus.
Vous pourriez rappeler que vous avez remis mon œuvre à M. Bardoux, en lui demandant de me prendre auprès de lui. Pardon encore, mon bien cher maître, de cette lourde corvée mais que voulez-vous? Je suis seul pour me défendre, menacé dans mes moyens d'existence, sans appui dans ma famille ni dans mes relations, et sans la possibilité de couvrir d'or un grand avocat. Je tiens à ma pièce de vers et je ne la lâcherai pas. La littérature avant tout. |222|
Quand je vous demande une longue lettre, je veux dire deux ou trois pages de votre papier à lettre seulement pour intéresser la Presse en ma faveur et la faire repartir là-dessus. Je vais intriguer auprès de tous les journaux où j'ai des amis.
Je vous embrasse bien tendrement, mon cher maître, et je vous demande encore pardon.
À vous filialement,
Guy de Maupassant.
Si cela vous embêtait que votre prose allât dans un journal, ne m'envoyez rien. Ma lettre est bien mal f… Tant pis
1).