UN CURÉ DE CAMPAGNE POSSÉDERAIT QUARANTE RAPHAËL
Sous ce titre, nous lisons dans le Journal des Débats du vendredi 2 et du samedi 3 janvier:
M. Tenaud
3), curé de Janvry, petit village de 419 habitants, perdu dans la vallée de Chevreuse, est un érudit qui, depuis plus de trente ans, s'est attaché à l'étude et à la recherche des œuvres de Raphaël.
Il posséderait — c'est lui qui l'affirme — une quarantaine d'œuvres dues au pinceau de Raphaël. Voici à ce sujet la déclaration faite par M. Tenaud:
“L'œuvre de Raphaël est, somme toute, mal connue. On possède de lui à peine une quarantaine de tableaux éparpillés dans les musées de Berlin, Munich, Londres, Paris, Florence, etc. Il est évident que ce chiffre est infime, bien au-dessous, en tout cas, de ce qui composa l'œuvre intégrale de Raphaël.
“Où sont les autres peintures? Que sont-elles devenues? Qui les retrouvera? Qui les identifiera? Personne, si l'on s'obstine à réclamer invariablement, pour ce maître plus encore que pour tous autres, leur pedigree.
“Eh bien, moi — et je conviens que mon affirmation témoigne d'une certaine audace — je possède un nombre au moins égal de peintures que je dis manifestement empreintes du style de Raphaël, relevant assez souvent de dessins ou d’œuvres connues du maître, et portant toutes, les unes et les autres, un même signe, monogramme ou signature, que j’attribue à Raphaël. Et ces nombreux témoignages forment une série unique s'échelonnant de 1500 environ à 1508 et quelques autres de 1514 à 1520.
“À défaut de pedigree, et puisque j’ose affirmer que je possède un nombre assez considérable de ces peintures, je présente une argumentation qui, je le crois, n’est pas sans valeur et peut, en quelque manière, faire autorité.
“Raphaël — fort rarement, du reste — signait ses tableaux tantôt R. V., tantôt «Raphaël Urbinais». Habituellement, il convient tout d’abord de le remarquer, il omettait la lettre majuscule lorsqu’il écrivait son nom et il lui substituait une toute petite lettre minuscule. Cette lettre, je l’ai relevée attentivement sur tous les dessins et autres œuvres authentiques qui pouvaient la présenter. Parfois, elle est combinée avec les lettres V et S (Urbinas Sanzio), formant une sorte de monogramme qui pourrait être la signature adoptée par le peintre.
“Jusqu’à ce jour, à ma connaissance du moins, aucun écrivain ne l'a signalé. Ce monogramme, je l'ai, pour ma part, relevé sur presque toutes les œuvres que je possède, œuvres à caractère manifestement «raphaëlesque», empreintes, les unes et les autres, de son style, assez souvent très achevées, parfois sortes d’études poussées, ayant sans exception aucune la caractéristique d’œuvres bien de lui. N’est-ce point troublant?
“Pourtant, bien que la conclusion qui s’impose paraisse étrange, vu le grand nombre de pièces que je possède, ne serait-il pas curieux et sage, en même temps, d’établir le fait indéniable de ces analogies, tout en gardant une prudente réserve quant à la conclusion elle-même?
“Ainsi donc, si nous rencontrons aussi souvent sur des peintures à caractère manifestement «raphaëlesque» le signe dont je viens de parler, nous sommes intrigués et nous ne pouvons nous empêcher de nous demander quel eût été ce faussaire qui aurait été en mesure de composer et de peindre dans le style inimitable de Raphaël, d'emprunter et de garder sa couleur propre et, qui plus est, d'inventer un monogramme ignoré de tous.
“Je préfère avancer que Raphaël lui-même, Raphaël seul pouvait ainsi se «monogrammer». » Toutefois, le problème reste purement et simplement posé. Aux doctes de vérifier, aux qualifiés de se prononcer. J’attends leur jugement!”
Sur le même sujet, nous lisons dans le Matin du samedi 3 janvier:
QUARANTE RAPHAËL: M. LAFENESTRE JURE QUE C'EST INVRAISEMBLABLE: LE CURÉ DE JANVRY DOIT FAIRE ERREUR
L'abbé Tenaud, curé de Janvry, possède — ou du moins il l'affirme — quarante Raphaël.
Ces œuvres sont évidemment du Sanzio, dit-il, car:
1° Elles ont le caractère des œuvres de Raphaël;
2° Elles sont signées d’un monogramme qui est celui de Raphaël.
Quarante Raphaël, fichtre! Ce prêtre ne s'abuserait-il pas?
— Il doit s'abuser, nous déclarait hier M. Georges Lafenestre, le savant historien de la peinture italienne.
“Il faudrait, pour se prononcer à coup sûr, voir les tableaux du curé de Janvry.
“Mais il me parait tout-à-fait invraisemblable que quarante Raphaël aient échappé à la vigilance des gens qui, depuis le seizième siècle, inventorient, recherchent l'œuvre de Sanzio.”
— Et les arguments qu'invoque l'abbé?
— Ils ne me frappent point: la «manière» de Raphaël, c'est bientôt dit; quant à la signature, c’est bien vite imité.
“Et puis, ajoute malicieusement M. Georges Lafenestre, vous n'ignorez pas que les peintres signaient rarement leurs tableaux: quand un tableau est signé, c'est donc une chance de plus pour qu'il soit faux.”
— En résumé?
— Invraisemblable!
Tel est l'avis de M. Georges Lafenestre, membre de l’Institut, conservateur honoraire des musées nationaux, professeur au Collège de France et auteur d'une Histoire de la peinture en Italie, qui fait autorité.